Page:La Revue blanche, t21, 1900.djvu/105

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sieur Jean, si gai, si gentil, si délicat, si adroit, lorsque le soir, il nous lisait Fin de Siècle, qu’il nous racontait des histoires polissonnes et touchantes, qu’il nous mettait au courant des lettres de Monsieur !… Il y a du changement aujourd’hui !… Comment cela est-il possible que j’en sois arrivée à m’échouer ici, parmi de telles gens, et loin de tout ce que j’aime.

J’ai presque envie de pleurer.

Et j’écris ces lignes dans ma chambre, une sale petite chambre, sous les combles, ouverte à tous les vents, aux froids de l’hiver, aux brûlantes chaleurs de l’été. Pas d’autres meubles qu’un méchant lit de fer et qu’une méchante armoire de bois blanc, qui ne ferme point et où je n’ai pas la place de ranger mes affaires. Pas d’autre lumière qu’une chandelle qui fume et coule dans un chandelier de cuivre, qui n’éclaire pas et sent mauvais. Ça fait pitié. Si je veux continuer à écrire ce journal, ou seulement lire les romans que j’ai apportés et me tirer les cartes, il faudra que je m’achète, de mon propre argent, des bougies… Car, pour ce qui est des bougies de Madame… la peau !… comme disait Monsieur Jean… Elles sont sous clé !

Demain, je tâcherai de m’arranger un peu. Au-dessus de mon lit, je clouerai mon petit crucifix de cuivre doré, et je mettrai sur la cheminée ma bonne Vierge de porcelaine peinte, avec mes petites boîtes, mes petits bibelots et les photographies de Monsieur Jean, de façon à introduire dans ce galetas un rayon d’intimité et de joie.

La chambre de Marianne est voisine de la mienne. Une mince cloison la sépare et l’on entend tout ce qui s’y fait… J’ai pensé que Joseph, qui couche dans les communs, viendrait, peut-être, chez Marianne. Mais non… Marianne a longtemps tourné dans la chambre. Elle a toussé, craché, traîné des chaises, remué un tas de choses. Maintenant, elle ronfle… C’est sans doute dans la journée qu’ils font ça !…

Un chien aboie, très loin, dans la campagne… Il est près de deux heures, et ma lumière s’éteint… Moi aussi, je vais être obligée de me coucher… Mais je sens que je ne pourrai pas dormir !

Ah ! ce que je vais me faire vieille, dans cette baraque !

Non, là ! Haï !…

Octave Mirbeau