Page:La Revue blanche, t25, 1901.djvu/123

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çais, je crois devoir ajouter que cela montre combien peu M. Larroumet est en mesure de me juger en connaissance de cause. Connaît-il mieux Bœcklin ?

Mon second argument, qu’Ibsen ne figure pas encore au répertoire d’un théâtre permanent en France, ne se trouve nullement entamé par l’objection de M. Larroumet, qu’Alexandre Dumas fils ne figure pas à celui de Christiania. Dumas fils n’était pas un grand esprit. Ses ouvrages ont déjà vieilli. Nous avons récemment essayé d’en adopter les meilleurs : la tentative échoua. Pour Emile Augier, le résultat, bien qu’un peu moins catégorique, fut sensiblement le même. Nous sommes entraînés vers d’autres sphères d’idées. L’habileté, la science de l’exécution qui, à mon sens, atteignent chez Augier à la perfection, ne semblent donc pas posséder hors de France le prestige souverain dont ces qualités jouissent dans ce pays. N’y a-t-il pas là aussi un mur de séparation ? Et n’est-ce pas la raison pour laquelle « Patrie », le drame de M. Victorien Sardou, est appelé par M. Larroumet « le plus beau drame en prose de ce temps », tandis que nous lui refusons une place dans la littérature ? Une partie de la jeunesse française, qui, sur ce point, est d’accord avec moi (ou qui tout au moins se rapproche plutôt de mon avis que de celui de M. Larroumet), combat énergiquement le culte exclusif de la forme et des traditions, et juge très sévèrement la pièce de M. Sardou.

Afin de montrer les divergences qui existent entre nous en d’autres matières, j’ai parlé du duel Déroulède-Buffet et de l’affaire Dreyfus. J’ai voulu démontrer que chez les Français le sentiment de l’honneur revêt un caractère emphatique et se perd en des minuties, où nous ne pouvons le suivre. À cette conception particulière de l’honneur s’ajoute un scepticisme qui nous paraît insondable. Les impolitesses de M. Larroumet ont-elles affaibli mon argumentation ? Loin de là ! Il dit que l’affaire Dreyfus « ne regarde pas l’étranger ». Comment ! Deux pays sont accusés de s’être servis du capitaine Dreyfus comme espion, leurs gouvernements déclarent de façon formelle qu’il n’en a jamais rien été, et cela pourrait ne pas regarder ces deux pays ? Le mépris avec lequel cette déclaration a été accueillie, le refus d’entendre les témoins et d’examiner des documents qui en eussent attesté l’exactitude, la violation de la justice que constituent ces procédés n’intéresseraient pas le monde entier ? J’affirme que la France (j’entends la plus grande partie de la nation française) a fait preuve en ceci d’un exclusivisme qui a indigné toute l’humanité civilisée