Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/369

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les roues grincer sur le gravier boueux, le vent gémir tout bas et, sans cesse, nous étions sous le coup de cette sensation absurde, inhérente aux voyages de nuit dans un véhicule bien calfeutré, la sensation de rester parfaitement immobiles à la même place, malgré les cahots et le roulis de la voiture, le piétinement des chevaux et le grincement des roues. Nous écoutâmes longtemps en tendant nos facultés et en retenant notre haleine ; chaque fois qu’un de nous se relâchait avec un long soupir de soulagement et se préparait à dire quelque chose, un camarade poussait invariablement un « Écoutez » soudain et immédiatement l’expérimentateur se roidissait et, de nouveau, écoutait.

Ainsi se succédèrent les ennuyeuses minutes et décades de minutes, jusqu’au moment où nos corps raidis s’embrumèrent enfin en une vague somnolence et où nous nous endormîmes, si on peut nommer un tel état d’un mot aussi fort, car c’était un sommeil qui ne tenait qu’à un cheveu. C’était un sommeil fourmillant et grouillant d’une confusion baroque et pénible de lambeaux et de bouts de rêves, un sommeil qui était un chaos. Subitement, rêves et sommeil ainsi que le silence maussade de la nuit retentirent d’une détonation vibrante et furent déchirés par un hurlement de détresse, oh ! si traînant et si sauvage ! Puis nous entendîmes à dix pas de nous :

— Au secours ! au secours ! au secours ! (c’était la voix du cocher).

— Tuez-le ! Tuez-le comme un chien !

— On m’assassine ! Qui est-ce qui me passe un pistolet ?

— Vivement, coupez-lui la tête ! coupez-lui la tête !

(Deux coups de pistolet ; une confusion d’appels et le piétinement d’une quantité de pieds, comme si une foule entourait et enserrait quelque objet ; plusieurs coups lourds et sourds, comme d’une massue ; une voix qui implorait : « Non, messieurs, non, je vous en prie. Je suis mort. » Puis un gémissement plus faible suivi d’un autre coup et la malle-poste partit comme un trait dans les ténèbres laissant derrière nous ce sombre mystère).

Quelle alerte ce fut ! huit secondes couvriraient amplement l’espace de temps que cette scène occupa, peut-être même bien cinq. Nous n’eûmes que le temps de nous précipiter sur un rideau, de le déboucler et de le déboutonner dans une hâte maladroite et impuissante, lorsque notre fouet claqua prestement au-dessus de nos têtes et nous dévalâmes à grand fracas une « rampe » de la montagne.