Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/370

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Nous ruminâmes ce mystère pendant le reste de la nuit, car elle était déjà très avancée. Il dut demeurer pour le moment un mystère ; tout ce que nous pûmes tirer du conducteur en réponse à nos hélements, ce fut des sons qui, au milieu du fracas des roues, semblaient dire : « Je vous raconterai ça demain matin. »

Nous allumâmes donc nos pipes, nous ouvrîmes un coin de rideau en guise de cheminée, et nous nous étendîmes dans les ténèbres, écoutant chacun raconter à tour de rôle quel effet la chose lui avait fait, par combien de milliers d’Indiens il nous croyait d’abord attaqués, quel souvenir il avait gardé des bruits subséquents et de l’ordre où ils s’étaient produits. Nous fîmes aussi des théories, mais aucune théorie ne pouvait expliquer que la voix du cocher fût là, dehors, ni pourquoi ses meurtriers parlaient un si bon anglais, si vraiment ils étaient Indiens.

Nous fumâmes et nous bavardâmes à notre aise pendant le reste de la nuit, nos appréhensions de mauvais augure s’étant dissipées comme par enchantement au contact d’une réalité qui les précisait.

Jamais nous n’obtînmes grand éclaircissement sur cette sombre aventure. Tout ce que nous pûmes reconstituer au moyen des bribes de renseignements recueillis au matin était : que la bagarre eut lieu à une station ; que nous y changions de cochers, et que le cocher remplacé avait dit du mal de quelques bandits qui infestaient la région, « car il n’y a pas un homme par ici dont la tête ne soit à prix et qui ose se montrer dans les comptoirs », dit le conducteur ; il avait dit du mal de ces individus et aurait dû « arriver avec son pistolet armé posé tout prêt sur le siège à son côté et commencer la danse lui-même, parce que le premier Jeannot venu aurait deviné qu’ils l’attendraient ».

Ce fut tout ce que nous pûmes recueillir, et il nous fut loisible de constater que ni le conducteur ni le nouveau cocher ne prenaient guère la chose à cœur. Manifestement ils avaient peu de respect pour quelqu’un qui émettait des opinions malsonnantes sur les autres et ensuite se présentait devant eux sans être prêt à « soutenir son avis », ainsi qu’ils exprimaient agréablement l’acte de tuer tout semblable qui n’aimerait pas les opinions susdites. Et non moins clairement ils méprisaient l’homme assez indiscret pour se risquer à exciter le courroux de bêtes sauvages aussi complètement dénuées de scrupules que ces brigands, et le conducteur ajouta :

— Je vous le dis, Slade lui-même ne ferait pas pire.

Cette remarque opéra une révolution entière dans ma curio-