Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/29

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périls. Vous voyez en moi la ruine mélancolique d’un tempérament autrefois vigoureux et superbe. Qu’est-ce qui m’a amené là ? La chose que vous voulez nous dire. Graduellement, mais sûrement, cette vieille anecdote ennuyeuse a sapé ma force, miné ma constitution, flétri ma vie. Ayez pitié de ma faiblesse. Épargnez-moi, rien que cette fois-ci, et racontez-moi l’histoire du jeune Georges Washington et de sa petite hachette, pour changer.

Nous étions sauvés, mais non pas notre malade. En essayant de retenir l’anecdote à l’intérieur de son corps, il attrapa un effort et mourut dans nos bras.

J’ai appris, depuis, que je n’aurais pas dû demander au plus robuste habitant de la région ce que j’ai demandé à ce simple fantôme d’homme, car, après sept années de résidence sur la côte du Pacifique, je sais que cocher ni voyageur de la grande ligne n’a jamais pu garder cette anecdote en bouteille devant un tiers et y survivre. En une période de six ans, j’ai passé et repassé les sierras entre le Nevada et la Californie treize fois par la poste, et j’ai entendu la narration de cet inusable incident quatre cent quatre-vingt-une ou quatre cent quatre-vingt-deux fois. J’en ai la liste quelque part. Les cochers la racontaient, les conducteurs la racontaient, les hôteliers la racontaient, les voyageurs de passage la racontaient, les Chinois eux-mêmes et les Peaux-Rouges nomades la racontaient. J’ai ouï le même cocher la raconter deux ou trois fois dans le même après-midi. Elle m’est parvenue vêtue de toute la multitude des langues que Babel a léguées à la terre, parfumée de whisky, d’eau-de-vie, de bière, d’eau de Cologne, d’eau dentifrice, de tabac, d’ail, d’oignons, de sauterelles, de tout ce qui a une senteur parmi la longue énumération des choses dont se gorgent ou se gavent les fils des hommes. Jamais je n’ai flairé d’anecdote aussi souvent que celle-là ; jamais je n’ai flairé d’anecdote aussi odoriférante que celle-là. Et impossible de la reconnaître à l’odeur, car chaque fois qu’on croyait savoir la sienne, elle revenait avec une autre. Bayard Taylor a parlé de cette vénérable anecdote, Richardson l’a publiée, ainsi que Jones, Smith, Johnson, Ross, Browne, et tout épistolier qui a posé le pied sur la grande route entre Julesbourg et San Francisco ; j’ai entendu dire qu’elle est dans le Talmud. Je l’ai vue imprimée en neuf langues différentes ; on m’a dit qu’elle est employée par l’Inquisition à Rome ; et je viens d’apprendre avec regret qu’on va la mettre en musique. Tout cela me paraît très mal.

La poste aux chevaux transcontinentale n’est plus, et les