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Page:La Revue blanche, t6, 1894.djvu/342

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Encore le clergé régulier et le clergé séculier agissaient-ils d’après des principes différents.

Les moines s’adressaient au peuple, avec lequel ils étaient en contact perpétuel. Ils prêchaient d’abord contre les déicides, mais ils montraient ces déicides comme des dominateurs, alors qu’ils auraient dû être perpétuellement courbés sous le joug de la chrétienté. Tous ces prédicateurs donnaient corps aux griefs populaires. « Si les Juifs emplissent leurs greniers de fruits, leurs celliers de vivres, leurs sacs d’argent et leurs cassettes d’or, dit Pierre de Cluny[1], ce n’est ni en travaillant la terre, ni en servant à la guerre, ni en pratiquant quelque autre métier utile et honorable, mais c’est en trompant les chrétiens et en achetant à vil prix des voleurs les objets dont ceux-ci se sont emparés ». Ils surexcitaient les colères qui ne demandaient qu’à se manifester, et, dans leurs homélies, dans leurs prêches, c’est surtout le côté social qu’ils mettaient en lumière. Ils tonnaient contre la nation « infâme » qui « vit de rapines », et s’ils mêlaient à leurs invectives quelque souci de prosélytisme, ils se présentaient surtout comme des vengeurs, venus pour châtier « l’insolence, l’avarice, la dureté » des Juifs. Aussi étaient-ils écoutés.

Les rois, les nobles et les évêques n’encourageaient pas cette campagne des réguliers. En Allemagne ils protégeaient les Israélites contre le moine Radulphe, en Italie ils s’opposaient aux prédications de Bernardin de Feltre, en Pologne le pape Grégoire XI arrêta la croisade du dominicain Jean de Ryczywol. Les gouvernements avaient tout intérêt à réprimer ces soulèvements partiels, ils savaient par expérience que les bandes de meurt-de-faim, lorsqu’elles avaient égorgé les Juifs, égorgeaient ceux qui, comme eux, détenaient de trop grandes richesses, ceux qui jouissaient d’exorbitants privilèges, ou ceux, seigneurs, comtes ou barons, dont la domination pesait trop sur les épaules des contribuables. Les Pastoureaux, les Jacques, les fidèles des Armleder, plus tard les paysans de Munzer, montrèrent que les détenteurs du pouvoir n’avaient pas tort de craindre : en protégeant jusqu’à un certain point les Juifs, ils se protégeaient eux-mêmes.

Quant à l’Église, elle s’en tenait à l’antijudaïsme théologique et, essentiellement conservatrice, propice aux puissants et aux riches, elle se gardait d’encourager les fureurs du peuple ; je parle de l’Église officielle, l’Église opulente des

  1. Pierre le vénérable, abbé de Cluny : Tractatus adversus Judaeorum inveteratam duritiam (Bibl. des Pères Latins, Lyon).