Aller au contenu

Page:La Revue blanche, t6, 1894.djvu/461

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Je lui dis que j’étais très vivement frappé de son raisonnement et que si l’on avait admis tout d’abord le point de vue philosophique où il s’était placé, il ne restait plus d’objection à faire.

— Il n’y a pas à l’admettre ou à ne pas l’admettre, répondit Goethe avec une extrême vivacité. C’est un point de vue qui s’impose impérieusement à nous et que nous n’avons plus le droit de discuter. Personne ne peut plus échapper à la doctrine de la relativité. Nous ne pouvons plus poser comme absolus que des rapports entre les phénomènes, ou entre la totalité des phénomènes et notre raison, mais non pas entre des phénomènes particuliers et notre raison.

— Je lui répondis qu’une critique vraiment scientifique s’appuierait en effet sur des rapports purement objectifs, et que Lessing, par exemple, me semblait y avoir réussi.

— Mais Lessing n’était pas un critique, me répondit Goethe, ou du moins c’était un critique pour quelques esprits supérieurs. Il devait toujours rester sans action sur le public et même sur les talents médiocres. Assurément, il est parti d’un système d’idées très solide. Il a cru l’appliquer. Mais il ne l’applique jamais. De sorte que son système est intéressant par lui-même, formulé en tant qu’esthétique rationnelle. Mais nous ne pouvons juger s’il est ou non un bon critérium aux ouvrages de l’esprit, car Lessing lui-même ne s’en est jamais servi comme critérium. Tout système est inapplicable dans la critique. On ne juge pas avec une esthétique, on juge avec ses yeux, avec ses sentiments, avec sa raison. Si vous le préférez, tout système d’idées est mécanique et tout jugement est dynamique. Comprenez-vous ?

C’est pourquoi je vous disais que la critique n’aura jamais d’efficacité extérieure. Il y a peu de méthodes critiques qui soient raisonnables et utiles, et vous verrez tout de suite que c’est une utilité toute intérieure, toute personnelle. Voyez. Imaginez d’abord un critique qui adopterait pleinement nos conclusions de tout à l’heure ; un critique vraiment relativiste. Il ne donnerait jamais son opinion sur une œuvre, mais ses émotions après une œuvre. Il n’essaierait pas de déterminer ce qu’il y a de bon ou de mauvais, ni même ce qu’il trouve de bon ou de mauvais dans tel livre, mais simplement quelles impressions, quels souvenirs, quelles réflexions lui a suggérées sa lecture. Et cela, personne ne l’a jamais fait franchement, complètement, pas même Sainte-Beuve, pas même France. France estampe le plus qu’il peut ses jugements, mais il juge. C’est un jésuite au confessionnal qui en-