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Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/276

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riorité de l’homme bien organisé, c’est qu’il peut être successivement cloutier et psychologue. »

Ses articles lui valurent d’être initié à la franc-maçonnerie ; on le chargea de fonder une loge dans la Terre de Feu. Il partit, muni de subsides et de lettres de recommandation ; au bout de six jours, il avait dépensé les subsides et perdu les lettres ; à ce moment, il réfléchit et conclut que les Fuégiens n’avaient rien à gagner dans la maçonnerie.

Il erra de ville en ville, créant des métiers bizarres ; ici, il fonda une fromagerie qui prospéra ; là, il établit une fabrique de café où il se ruina. Enfin, appelé à Pernambouc par une compagnie sanitaire anglaise, il gagna de quoi payer son passage sur un navire à destination de Bordeaux, via Loango et Dakar.

En route, il survint des difficultés entre le capitaine et M. Sharp qui s’obstinait à placer des carafes frappées auprès du Sud de la boussole pour l’induire en erreur, qui s’amusait à faire aux navires rencontres une foule de signaux extravagants en arborant des pavillons au hasard, sous le prétexte que c’était la « Saint-William » ou la « Saint-Michael » et qu’il voulait pavoiser ; il charma la traversée par une telle quantité de facéties que le capitaine lui offrit de le débarquer à mi-chemin. M. Sharp demanda à être déposé sur la côte africaine, à proximité des possessions anglaises.

Lorsqu’il se vit abandonné sur le rivage, M. Sharp se rappela qu’il fallait tirer parti des pires situations ; la traversée l’avait beaucoup amaigri ; son poil avait poussé ; et ses vêtements, usés et brûlés par l’eau de mer, tombaient en lambeaux. Il gagna le poste anglais le plus voisin et déclara qu’il se nommait William-Edwin Sharp, sujet anglais, et qu’il arrivait exténué, après une traversée de l’Afrique dans toute sa largeur depuis Zanzibar ; ses porteurs et son escorte avaient été massacrés par les derviches ; lui seul s’était échappé sain et sauf, abandonnant ses plans, ses armes et ses collections ; mais il se faisait fort de reconstituer la carte du Centre, à tête reposée.

Cette fable trouva créance ; M. Sharp fut accueilli à merveille, réconforté ; on le munit d’argent et de recommandations ; et on le rapatria par le premier paquebot. Son arrivée à Liverpool, annoncée télégraphiquement, dépassa les splendeurs d’une simple apothéose ; M. Sharp saisit cette occasion de dîner à sa faim dans quelques banquets, où il se montra très réservé sur l’explication de sa mission ; il reçut des autorités une médaille d’or, et des espèces ; puis il rentra dans la vie privée, où, par la suite, on le chercha vainement.

M. Sharp ne se sentit en sûreté qu’à Londres. Là, commença sa véritable vie d’homme. Selon son habitude, il avait vite répandu les argents dont on l’avait muni. Mais, puisque la nature l’avait créé fort, agile et adroit, il ne crut point déroger en s’engageant dans un cirque en qualité de clown ; il ne rougit jamais d’avoir rempli ce rôle, encore que ses adversaires le lui aient reproché : « Ils ne comprennent pas, me disait-il, ce qu’il y a de vraiment esthétique et de profondément philosophique dans les attitudes du clown. Un seul homme, chez vous, s’est haussé jusqu’à cette noble conception, c’est Banville. Car il faut