Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/277

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une grâce et une souplesse rares, une fertilité d’imagination, un sens critique et un naturel parfaits pour être clown. Et je pense qu’on ne saurait faire plus d’honneur à un littérateur qu’en l’assimilant à un de ces êtres d’élite. Pour ma part, je m’estimais plus glorieux de telle mimique expressive que ne l’est un écrivain de ses meilleures pages. Rappelez-vous l’étymologie du mot clown ; il signifie paysan ; on trouve en effet chez le clown quelque chose de naïf et d’étonné, mais aussi de rusé ; une gaminerie sans arrière-pensée : il raille l’emphase des gymnasiarques, la lourdeur suffisante des hercules, la fausse élégance des jongleurs et le fade maniérisme de l’écuyère ; vous n’ignorez pas que ces parodies d’acrobaties demandent plus d’adresse et de travail que les acrobaties elles-mêmes, ce qui explique pourquoi les bons clowns sont si rares. Et, si vous transposez mon raisonnement en littérature, vous le trouverez exact. La gaîté d’aujourd’hui est justement qualifiée de clownique ; elle réunit toutes ces qualités de souplesse, d’imagination, de critique et de virtuosité. Et donc, je ne m’offenserai pas d’être compté au nombre de ceux qui ont l’art de crever les vessies que tant de sots prennent pour des lanternes. »

M. Sharp serait resté dans le cirque toute sa vie durant, si des motifs d’un ordre tout intime ne l’eussent déterminé à fuir en compagnie de la femme de son directeur ; il renonça à l’art, et vint en France avec sa compagne.

Il vécut quelques mois au Havre, et se sépara à l’amiable de la femme adultère ; de nouveau réduit aux expédients, il chanta, dans un café-concert de Rouen, des chansons de minstrel. Il offrit ensuite ses services à une Agence de Voyages Pittoresques, qui le prit comme guide en Suisse. M. Sharp décrivait aux voyageurs le pays qu’il n’avait jamais visité, et leur nommait les montagnes par leur petit nom.

Il trouvait des anecdotes historiques à chaque tournant de route, et ne tarissait pas en « traits biographiques » sur Guillaume Tell, qui d’ailleurs n’a jamais existé.

On ne peut pas toujours voir la même Suisse ; après dix voyages circulaires, il en eut assez et se proposa comme précepteur à deux jeunes Danois qui l’emmenèrent à Lyon où il les abandonna ; il descendit le Rhône, poussa jusqu’à Marseille, pensant qu’il ne manquerait pas de trouver un emploi, malgré la fainéantise dont il souffrait depuis peu. Il s’assit à la terrasse d’un café, en face de la Bourse, demanda un bock ; sans doute, il « marquait » somptueusement, bien habillé, bien fourni de linge brillant, comme en porcelaine. Un individu s’approcha de sa table et lui tendit une petite boite ronde où il avait placé une dizaine de gros grains de blé ; « Etes-vous acheteur ? »

M. Sharp crut à quelque demande d’aumône ; son interlocuteur était pauvrement vêtu ; il acquiesça et déjà il portait la main à son gousset ; mais l’autre l’arrêta, et lui tendit une fiche à signer : « Le paiement à 30 jours, n’est-ce pas ? quand la Junon livrera. Vous avez de la chance, car les cours vont remonter ; la baisse de ces jours derniers est à bout. »

Alors seulement, M. Sharp comprit qu’il venait d’acheter la cargaison de blé d’un navire qui partirait de Tunis deux semai-