Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/526

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bre de causes. Mais il me semble qu’il explique tout par la passion, et non par le vice, Ce qu’il a voulu prouver, c’est que dans la société la plus polie et la plus disciplinée, où il semblerait que toutes les passions, à la longue, se soient adoucies et presque usées, elles conservaient encore leur ardeur et toute leur violence. Il a montré ce qu’il subsistait de la brute dans des gens très bien élevés. Il est très rare aujourd’hui que des romanciers choisissent pour personnages des gens qui aiment jusqu’au crime ou jusqu’à la mort, parce que cela nous paraît invraisemblable. L’originalité d’Hervieu a été de peindre avec conviction des individus de ce genre, et il les a placés dans le milieu où précisément tout parait le plus énervé, le plus mécanisé, le plus pareil. Je crois qu’il est superflu d’insister et de donner des exemples, parce que c’est une remarque évidente. La passion a presque disparu de la littérature contemporaine, et Hervieu pense qu’elle subsiste pourtant avec toute sa fureur, qu’elle se manifeste non seulement dans la vie intime, mais même dans les rapports sociaux. C’est pourquoi il a écrit l’Armature où il a montré que l’avidité, l’amour de l’argent agissent sur la vie extérieure, sur les relations des êtres entre eux, tout comme l’amour sur leur vie intérieure. On peut dire, je crois, que, selon lui, l’amour est l’armature des individus et l’argent, l’armature de la société. J’ai même trouvé une phrase de Stendhal dont je pourrai faire une citation curieuse, pour montrer combien les points de vue ont changé depuis soixante ans : « Elle ne cache pas, elle, qu’avoir eu des ancêtres, qui soient allés aux croisades, est le seul avantage qu’elle estime. L’argent ne vient que longtemps après : cela vous étonne ? Nous ne sommes plus en province, mon ami. »

Maintenant, ce que j’ai noté d’essentiel, pour mon troisième point, c’est que, chez Hervieu, le dramatique est presque toujours secret, caché, dissimulé sous des apparences de vie paisible et régulière. Et, puisqu’il faut bien aujourd’hui trouver à chaque écrivain une ironie, il me semble que c’est là qu’on doit chercher la sienne. Les personnages de ses romans se méprennent curieusement l’un sur l’autre, et l’exemple décisif serait, je crois, la dernière lettre de Peints par eux-mêmes. Hervieu a exprimé là, comme au jeu des petits papiers « ce que le monde en a dit », et il est visible que le monde n’y a pas compris grand chose. Ses romans sont pleins d’événements violents et de péripéties compliquées ; mais les actes les plus tragiques y demeurent aussi secrets que des sentiments. Je compte expliquer longuement cette idée qui me paraît nouvelle, et j’ajouterai là ce qu’il faut dire du talent de peintre d’Hervieu, du relief et de la vie de ses caractères. Ici encore, son âpreté m’a paru souvent un peu forcée ; ses caractères les plus parfaits sont, à mon goût, les personnages de demi-grandeur, comme Grommelain et la baronne Saffre, dans l’Armature, qui semblent dormir pendant deux cents pages, et qui se réveillent d’un sursaut si juste à un tournant de l’action. Je le louerai aussi d’avoir su éviter tout développement psychologique…

Goethe m’avait écouté avec beaucoup d’attention et sans m’interrompre. J’en conclus qu’il n’avait pas été mécontent des