Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/527

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idées que je lui avais soumises, car il a trop de vivacité pour ne pas arrêter et réfuter aussitôt une assertion qui le choque. Quand il vit que j’avais terminé cet exposé rapide de mon plan, il se leva et marcha avec vivacité à travers son cabinet.

— Ce n’est pas cela, dit-il, pas cela du tout. Pour vous parler franchement, j’attendais mieux de vous. Je trouve juste en elle-même, chacune des idées que vous avez exprimées ; quoique, peut-être, vers la fin, vous ayez manqué de précision et de détail. Mais tout cela réuni ne fait pas un bon article ; ce sont les morceaux d’un article, et rien de plus. Après vous avoir entendu, on n’a pas une idée nette de ce que vaut Hervieu, d’après vous, de ce qu’il pourra donner, de sa place dans la littérature contemporaine. Il y a même des lacunes graves dans votre exposé. Par exemple, vous avez oublié qu’Hervieu est aussi un écrivain dramatique. Les Paroles Restent est pourtant une pièce excellente, très neuve, très juste de ton, avec infiniment de ménagements et de délicatesses. Vous l’avez vue, je pense, au théâtre ; on l’a jouée l’an dernier. Pourquoi n’en avez-vous rien dit ? C’était un début très heureux dans l’art dramatique, et je suis convaincu qu’Hervieu réussira parfaitement dans cette voie. Je pensais que vous en feriez une mention dans votre troisième paragraphe.

Maintenant, je ne veux pas vous chicaner sur votre division ; elle n’est pas mauvaise ; et même, je vous sais gré d’avoir cherché à dégager quelques idées générales, une sorte de système moral, quoique, là encore, vous ayez passé un peu rapidement et sans aller au fond des choses. Mais ce n’est qu’une division arbitraire, en ce sens qu’elle ne part de rien et ne mène à rien. Une division n’est utile que quand elle résulte d’un principe ou qu’elle conduit à un principe. Il n’y a, entre vos trois développements, aucun lien nécessaire. Vous voyez bien mon grand reproche ; vous avez eu le tort de partir du détail et de vous y tenir. Vous n’avez pas eu d’idée générale, d’idée directrice qui donnât une unité, une suite logique à vos développements de détail, et qui vous permit d’arriver à une conclusion d’ensemble. Ce n’est pas comme cela qu’on fait un article, je vous le dis très sérieusement.

Voulez-vous que nous esquissions cela ensemble, très rapidement, bien entendu ? Dans les observations que vous avez réunies, vous pouviez démêler aussitôt un trait commun, qui est l’effort, l’âpreté, et en tout quelque chose d’excessif. Dans la manière de composer, vous auriez trouvé de même une certaine difficulté à partir, à entrer dans le sujet, un manque d’aisance continuel, Rien dans Hervieu n’est uni, facile, on pense à une machine qui grince un peu : l’effort est perpétuel. Mais dans quel sens ? Toujours en sens inverse du convenu et de l’habituel. Hervieu me fait penser, par un rapport assez lointain, mais que vous saisirez, à cette phrase de Benjamin Constant : « Elle avait beaucoup de préjugés, mais tous ses préjugés étaient en sens inverse de son intérêt. » Songez aussi à ce que nous pouvons imaginer du caractère d’Hervieu, à sa manière d’être personnelle ; on sent un homme scrupuleux,