Page:La Revue blanche, t8, 1895.djvu/528

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avec quelque chose de mesuré, de concerté ; un homme très attaché à son étiquette intérieure, un excellent directeur de son propre protocole. Rappelez-vous enfin ce qu’est aujourd’hui le roman en France, comme ce genre est bas, dégradé, avili par toutes les médiocrités. Ne voyez-vous pas la conclusion ? N’était-il pas naturel qu’un écrivain honnête se montrât soucieux de conserver ses distances, d’insister avec un peu d’excès sur ce qui pouvait le séparer de toutes les banalités d’alentour. Votre idée générale était donc celle-ci : Hervieu a voulu prouver que ses romans échappaient à toute banalité ; et comme il arrive nécessairement en pareil cas, il en est venu à forcer ce qu’il avait en effet d’original.

Mais il fallait conclure et pour cela le terrain était tout préparé, vous n’aviez plus qu’à laisser marcher votre bon sens. Ce qu’il y a chez Hervieu de travail, de contrainte, de gêne, cette éternelle appréhension du médiocre, tout cela est d’un esprit puissant et élevé, mais qui n’est pas encore arrivé à sa perfection. Nous devons attendre beaucoup de lui. Non seulement dans son œuvre on sent les plus belles qualités ; mais des parties entières sont exécutées, réalisées d’une manière définitive. Ce qui lui manque c’est ce laisser-aller, cette plénitude, cette confiance que donnent un esprit libre et dégagé de toute préoccupation extérieure. Je voudrais qu’il se laissât rassurer par ses succès, qu’il fût bien convaincu que nous ne le confondrons pas avec les autres…

À ce moment Ottilie entra et rappela à Goethe qu’il était tout près de onze heures. Je me sentis bien aise qu’on fût venu l’interrompre, car j’en avais entendu assez pour mon profit, et le reste ne devait plus servir qu’à ma confusion. Mais Goethe ne l’entendait pas ainsi : Revenez à deux heures, me dit-il, nous finirons ceci. Et il ajouta en me disant adieu : Je crains pourtant que ce ne soit décidément une œuvre inutile de juger ainsi les écrivains vivants. Nous les confrontons malgré nous avec les plus grands génies du passé, dont l’œuvre est absolument arrêtée et parfaite, que nous voyons devant nous achevés et immobiles, tandis que nous ne pouvons saisir nos contemporains qu’en pleine marche et parvenus seulement à mi-chemin. Cela fausse toutes nos proportions ; mais l’essentiel est de se montrer appliqué et modeste. Aussi je pense que vous réussirez, mon cher enfant.