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LA REVUE DES LETTRES

un café de notre boulevard de Strasbourg, Balzac converserait avec ceux qu’il nomme les « M’as-tu-vu », dans une langue qui n’a point changé depuis la Restauration. Mais ce n’est déjà plus du français que ce compost théâtral fait pour être débité en cadence sur une scène. C’est une façon de langue morte, orale, et tenue par une tradition.

Toutefois, si Balzac ouvrait la Métaphysique de Maurice Dide et P. Juppont, je n’hésite pas à dire qu’il n’y comprendrait rien. Ici, tout est renouvelé. D’innombrables mots, et des liens nouveaux ont été indispensables aux auteurs pour exposer leur connaissance du monde. Car le langage veut des unités verbales. Lorsqu’une spéculation délicate a conduit le savant à considérer un fait complexe comme un spécifique élément de raisonnement, ce fait doit être figuré par un mot. Ainsi, on dit couramment aujourd’hui un filtrat, pour dire le résidu d’une filtration. Pour équilibrer le mot concept, dont tout le monde use, on a créé, nécessairement, le mot percept. On a inventé sous un vocable ancien, une chose neuve, la relativité. Ce sont des unités intellectuelles qu’il fallait bien équivaloir verbalement. Le mot catalyse exprime l’idée d’une chose inerte, qui hâte pourtant l’action à laquelle elle participe par sa seule présence. Il est passé dans le langage économique. Bientôt il deviendra populaire. Le mot hystérisis, dont la racine désigne une partie de l’organisme sexuel des femmes, a été créé pour désigner une dissymétrie magnétique. Depuis peu on a inventé l’ergogenèse, qui est l’évolution de l’énergie. Ainsi, tout ce que prend mentalement une forme unitaire veut un mot pour le fixer. Or, on comprend bien que les règles syntaxiques normales soient bientôt insuffisantes pour exprimer certaines qualités, liaisons ou dépendances subtiles. D’où un autre principe évolutif dans l’ordre intérieur du langage. En quelques décades, l’idée, de scientifique, devient ensuite vulgaire. Elle s’intègre au langage familier, y apporte ses novations et en brise les vieux moules.