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LETTRES INTIMES

Presse. Vous reconnaissez bien là un état d’âme absolument paléolithique. Le bottier ne chausse pas gratis ses amis, ni le restaurateur ne les nourrit. L’écrivain, lui, le ravitaille d’esprit pour rien. À Paris, si l’on connaît, même de loin, un écrivain, on se croirait déshonoré d’acheter ses œuvres. Il faut qu’il vous en fasse cadeau. C’est de tradition. Quant aux critiques, l’auteur les amadoue d’avance par des dédicaces bourrées d’adjectifs admiratifs et de platitudes à la façon du grand siècle. Il offre, en quelque sorte, le gâteau de miel à Cerbère… Tout ceci — entre parenthèses — vous dira pourquoi la critique Française est si médiocrement représentée d’apparence, hormis trois ou quatre noms. C’est que notre race garde de l’ancien régime et de ses « largesses » un goût incoercible des cadeaux. C’est une véritable psychose. Aller gratis au théâtre, recevoir gratis des livres nouveaux sont l’objet de cent mille désirs. Et dans la mêlée des concurrents, toujours l’emportent les plus avides, non point les plus riches de talent. On peut donc dire que dans la presse française, quatre-vingt-quinze pour cent des critiques sont uniquement des amateurs de livres que leur passion seule poussa là où l’on en reçoit. Le reste représente les lecteurs désireux de parler avec loyauté des ouvrages qu’on leur envoie. Comme du désir au fait, il y a encore un fossé, cela dit le nombre encore plus réduit des critiques informés, sincères et loyaux. Vous voyez d’ailleurs de nombreux périodiques où l’on annonce qu’il sera parlé seulement des ouvrages envoyés en double ou en triple exemplaire. Il s’agit là de critiques ayant composé avec des concurrents. Ils écrivent, mais ceux qui leur cédèrent la place ne l’ont fait qu’à condition de goûter aussi à la manne…

Évidemment un désir aussi véhément donne une constante plus value aux livres dédicacés et signés. Il est peu de maisons d’éditions pour mettre en circulation plus de trois ou quatre cents services. Or, il y a cinq ou six mille amateurs, rien qu’à Paris.