Page:La Revue du mois, année 6, numéros 61-66, 1911.djvu/133

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pâlir devant celle de Victor Regnault : gloire pure, acquise par la seule force du travail, sans intrigue, sans réclame, sans recherche de popularité politique ou littéraire.

L’homme que j’abordais avec respect était de petite taille, maigre, à tête fine et caractéristique, encadrée par de longs cheveux blonds qui ont gardé leur couleur jusqu’en 1870 ; ses yeux, d’un bleu pâle, vous fixaient nettement, sans vous témoigner une sympathie spéciale, mais aussi sans vous écraser par le sentiment hautain de sa supériorité. Sa parole claire et un peu cassante ne vous entretenait guère que des questions de physique qui le préoccupaient, toujours prompte à fixer le point exact qu’il convenait de discuter, à critiquer avec une subtilité un peu âpre, quoique impersonnelle, les expériences de ses prédécesseurs. Il était dévoué à la recherche de la vérité pure, mais il l’envisageait comme consistant surtout dans la mesure des constantes numériques. Il était hostile à toutes les théories, empressé d’en marquer les faiblesses et les contradictions : à cet égard il était intarissable, connaissant sans doute le point faible de son propre génie, et disposé, par un instinct secret, à méconnaître les qualités qu’il ne possédait pas.

Il vivait ainsi dans notre bonne maison, entre sa famille, ses collaborateurs et ses élèves. Parmi ceux-ci, beaucoup d’étrangers, attirés par le rayonnement de sa gloire, et venus de tous les pays de l’Europe pour s’initier à ses méthodes d’expérimentation. D’abord William Thomson, depuis lord Kelvin, l’illustre écossais, qui de passage à Paris il y a quatre ans, un an avant sa mort, me rappelait ici même son séjour au laboratoire de Regnault et ses souvenirs d’étudiant : la chambre qu’il occupait dans la rue Monsieur-le-Prince, et ses recherches infructueuses chez les libraires du quartier pour trouver l’immortel opuscule de Carnot, les Réflexions sur la puissance motrice du feu, complètement ignoré en France, et dont devait sortir, quelques années plus tard, grâce à Clausius et à Thomson lui-même, le deuxième principe de thermodynamique, la loi qui domine le fonctionnement des machines thermiques. Ainsi, durant ce séjour, le génie de Thomson cherchait à retrouver les traces du génie de Carnot, si prématurément détruit par la mort, pour en faire jaillir l’énoncé d’une loi au triomphe de laquelle devaient contribuer les résultats de l’énorme labeur expérimental auquel pendant ce temps se livrait Regnault.

Il est intéressant de remarquer que Thomson devait plus tard consacrer une grande partie de son activité à jouer auprès de