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Page:La Revue française de Prague, année 15, numéros 71-74, 1936.djvu/19

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fonction de moi-même, un peu comme si je tenais mon journal, et que ce qu’on lira de mon voyage, ce ne sont que des notes.

Donc, plus que des œuvres d’art, je me soucie des hommes. Peut-être pas tant de leurs pensées que de leur manière de vivre. Et lorsque je dis : les hommes, il ne s’agit pas de grands personnages, mais des gens du peuple.

À Paris, je sais me débrouiller dans les faubourgs, je ne les quitte guère. J’eus bien du mal à me faire conduire dans les faubourgs de Prague. Puis j’y traînai seul, abandonné à moi-même. Mais j’ai, comme certains, des antennes, et sensibles, qui font que je vibrais. C’était devant une femme arrêtée à la devanture d’une charcuterie, une femme dont le visage frémissait de désir, peut-être de faim. Dans des rues mornes où je rencontrais des hommes aux vêtements lustrés, aux chaussures usées, des hommes que j’aurais voulu suivre, accompagner dans un bistrot. Pour en apprendre quoi ? Pardieu ! que la vie était dure, que le chômage et la maladie vous guettaient. Entreprendre un si long voyage et faire ces découvertes ? Précisément. La découverte que dans notre Europe tous les hommes, un peu plus, un peu moins, mènent une vie de chien.

Si l’on est mal informé, si l’on ne peut que baragouiner, en revanche les sensations sont vives, et vous, romancier, vous vous nourrissez d’elles. Lors d’un premier contact avec une ville, vous avez la chair à nu. Ces facultés s’émoussent, se transforment de jour en jour. À présent que je suis de retour à Paris mes souvenirs déposent en moi, se simplifient. Peut-être vais-je en garder le meilleur ? Une odeur, des formes, des couleurs, des sens, des espèces de fragments grâce auxquels hasardeusement je recomposerai mon voyage.

Je fouille dans ces souvenirs.

Non, je n’oublierai pas certaine soirée dans le « théâtre de bois » d’un lointain faubourg. Le titre de l’opérette qu’on y donnait ?… Mais je revois avec précision ce boui-boui comme on n’en trouve plus à Paris, de style 1900, fragile, gracieux, touchant avec ses velours rouges pas trop défraîchis, ses do-