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RÉFLEXIONS OU SENTENCES

cependant elle ne sauroit nous assurer du moindre événement[1]. (éd. 1*.)

LXVI

Un habile homme doit relier[2] le rang de ses intérêts, et les conduire chacun dans son ordre ; notre avidité le

  1. Cette pensée est une de celles que l’auteur a le plus heureusement remaniées et réduites. — Var. : On élève la prudence jusqu’au ciel, et il n’est sorte d’éloge qu’on ne lui donne ; elle est la règle de nos actions et de notre conduite ; elle est la maîtresse de la fortune ; elle fait le destin des empires ; sans elle, on a tous les maux ; avec elle, on a tous les biens ; et comme disoit autrefois un poète, quand nous avons la prudence, il ne nous manque aucune divinité (a), pour dire que nous trouvons dans la prudence tout le secours que nous demandons aux Dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne sauroit nous assurer du plus petit effet du monde, parce que, travaillant sur une matière aussi changeante et aussi inconnue qu’est l’homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets ; d’où il faut conclure que toutes les louanges dont nous flattons notre prudence ne sont que des effets de notre amour-propre, qui s’applaudit en toutes choses et en toutes rencontres. (1665.) — Au manuscrit, qui est, du reste, conforme à l’édition de 1665, la fin de la dernière phrase est ainsi rédigée : « … elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets ; Dieu seul, qui tient tous les cœurs des hommes entre ses mains, et qui, quand il veut, en accorde tous les mouvements, fait aussi réussir les choses qui en dépendent : d’où il faut conclure que toutes les louanges dont notre ignorance et notre vanité flattent notre prudence sont autant d’injures que nous faisons à la Providence. » — Il n’y a point d’éloges qu’on ne donne à la prudence ; cependant, quelque grande qu’elle soit, elle ne sauroit nous assurer du moindre événement, parce qu’elle travaille sur l’homme, qui est le sujet du monde le plus changeant. (1666, 1671 et 1675.) — J. Esprit (tome I, p. 11) : « La prudence ne peut s’assurer de rien, parce que l’homme, qui est le sujet qu’elle considère, n’est jamais dans une même assiette, et qu’il en prend de différentes en peu de temps, par un nombre infini de causes intérieures et étrangères. » — Montaigne avait dit avant la Rochefoucauld et J. Esprit : « La fortune surpasse en règlement les règles de l’humaine prudence. » (Essais, livre I, chapitre xxxiii, tome I, p. 317.)

    (a) Nullum numen abest, si sic prudentia…

    (Juvénal, satire x, vers 365 var.)

  2. Var. : doit savoir régler. (1665.)