Il y a de la différence entre un esprit utile et un esprit d’affaires ; on peut entendre les affaires, sans s’appliquer à son intérêt particulier : il y a des gens habiles dans tout ce qui ne les regarde pas, et très-malhabiles dans ce qui les regarde[1] ; et il y en a d’autres, au contraire, qui ont une habileté bornée à ce qui les touche, et qui savent trouver leur avantage en toutes choses.
On peut avoir, tout ensemble, un air sérieux dans l’esprit, et dire souvent des choses agréables et enjouées ; cette sorte d’esprit convient à toutes personnes et à tous les âges de la vie. Les jeunes gens ont d’ordinaire l’esprit enjoué et moqueur, sans l’avoir sérieux, et c’est ce qui les rend souvent incommodes. Rien n’est plus malaisé[2] à soutenir que le dessein d’être toujours plaisant, et les applaudissements qu’on reçoit quelquefois en divertissant les autres ne valent pas que l’on s’expose à la honte de les ennuyer souvent, quand ils sont de méchante humeur. La moquerie est une des plus agréables et des plus dangereuses[3] qualités de l’esprit : elle plaît toujours, quand elle est délicate ; mais on craint toujours aussi[4] ceux qui s’en servent trop souvent[5]. La moquerie peut néanmoins être permise, quand elle n’est mêlée d’au
- ↑ « Dans tout ce qui les regarde. » (Édition de 1731 et suivantes.)
- ↑ Il y a malaise, comme au manuscrit, dans l’édition de 1731 et dans celle de Brotier. Les suivantes, y compris celle de Duplessis, donnent aisé, ce qui est tout juste le contraire de la pensée de l’auteur.
- ↑ Témoin deux célèbres contemporains et amis de la Rochefoucauld, Bussy Rabutin et Saint-Évremond.
- ↑ Les diverses éditions, à partir de celle de Fortia, donnent : « aussi toujours. »
- ↑ Pascal (Pensées, article VI, 19) : « Diseur de bons mots, mauvais caractère. » — Publius Syrus avait déjà dit :
Lingua est maliloquax indicium mentis malæ.
« Méchante langue est marque de méchant esprit. »