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Page:La Rochefoucauld - Œuvres, Hachette, t1, 1868.djvu/521

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JUGEMENTS DES CONTEMPORAINS. 385 pas dans l’existence des choses pour être toujours en la forme d’une boule, parmi des ordures, dans une prison étroite et ténébreuse? et, de ces réflexions, il viendroit assurément à la connoissance de la vie qu’il doit mener sur la terre. Il en est de même, dit Sénèque, de l’état des hommes qui sont en cette vie présente, à l’égard de la future : ils ressemblent, pour la plupart, à ces enfants foiljles et im- puissants dont nous venons de parler ; ils vivent sans réflexion ; ils se laissent conduire à la coutume; ils s’abandonnent à leurs passions: mais s’ils prenoient garde qu’ils ont une âme vaste et noble qui s’élève au-dessus de la matière; qu’ils ont des puissances qui ne peuvent être remplies ni rassasiées par la possession d’aucune créature ; qu’ils ont des désirs qui ne peuvent être limités ni par les lieux, ni par les temps, et qu’enfin ils ne ressentent ici que des misères, au lieu de la félicité à laquelle ils aspirent naturellement, ils concluroient sans doute qu’il y doit avoir un autre monde que celui-ci, et que Dieu ne les a mis sur la terre que pour y mé- riter le ciel. Mais je n’ai jamais mieux vu la force de ces raisonnements qu’après la lecture de l’écrit de votre ami, et il me semble que j’étois non- seulement changé, mais encore transfiguré, pour me servir du terme de ce philosophe romain’. Je n’aurois rien à souhaiter en cet écrit, sinon qu’après avoir si bien découvert l’inutilité et la fausseté des vertus humaines et philosophiques, il reconnût qu’il n’y en a point de véritables que les chrétiennes et les surnaturelles : non pas que je veuille dire qu’il n’y a point de fausses vertus parmi les chrétiens, ou que ceux qui en ont de véritables les aient parfaites et sans mélange de vanité ou d’intérêt ; je ne sais que trop, par expérience, la malignité et les ruses de la nature corrompue; je sais que son venin serc|iand par- tout, et qu’encore qu’elle ne règne et ne domine pas dans les âmes soli- dement dévotes, elle ne laisse pas d’y vivre, d’y demeurer, et se re- muer et se débattre souvent, pour se remettre au-dessus de la raison et de la grâce. Mais il faut demeurer d’accord qu’un homme, vivant selon les règles de l’Evangile, peut être dit véritablement vertueux, parce qu’il ne vit pas selon les maximes de cette nature dépravée et qu’il n’est point esclave de sa cupidité, mais qu’il vit selon les lois de l’esprit et de la raison, et que s’il commet quelquefois des fautes, en faisant même le bien, comme il ne se peut faire autrement, il en tire des motifs et des occasions continuelles de mépris de soi-même d’humilité, et de soumission à la justice et à la providence de Dieu;

. La vi"^ épître de Sénèque commence ainsi : Iiitelligo, Lucili, non emen- 

dari me tantum^ sed transjlgurari. «Je comprends, Lucilius, que je ne suis pas seulement corrigé, mais transfiguré. » Le mot est employé d’une manière analogue veis le milieu de Vepitre xciv. La R OCHFFOrCAULD.