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Page:La Rochefoucauld - Œuvres, Hachette, t1, 1868.djvu/91

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SUR LA ROCHEFOUCAULD

entre elle et lui une barrière suffisante par le livre des Maximes, ce froid et refroidissant testament d’une âme à jamais désenchantée ? En tout cas, ils paraissent s’être engagés l’un avec l’autre sur une sorte de convention tacite, propre à « couper les ailes à l’amour[1], » tout en laissant son plein essor à l’esprit. Jusqu’à quel point cette clause délicate fut-elle observée ? Ces longues conversations, ces fines analyses morales où se mêlaient et se délectaient ces deux âmes d’élite, n’aboutirent-elles qu’à des développements littéraires bons à transcrire sur le papier ? Ne prit-on rien pour soi de ces beaux sentiments qu’on prêtait aux personnages de romans ? Nul ne le sait ; nul peut-être n’a le droit de s’en enquérir, car nous sommes ici en présence d’une de ces liaisons nobles et touchantes que la postérité est tenue de respecter comme l’a fait l’élite des contemporains.

Grâce à Mme de la Fayette, la Rochefoucauld, cet homme jadis si inconséquent, si aventureux dans la conduite, devient un modèle de sagesse et de sens rassis. À vrai dire, est toujours mélancolique ; mais sa mélancolie n’a rien de morose : c’est le misanthrope le plus serviable et le plus honnête homme qui se puisse voir[2]. Cette politesse accomplie, qu’on avait toujours admirée en lui, s’est affinée davantage encore au contact des femmes et dans l’atmosphère des salons ; une plaisanterie de bon ton assaisonne tous ses entretiens. Amoureux, par-dessus tout, de considération, comme au temps de ses chevauchées ambitieuses, il gagne et retient les âmes sans effort. Il y a peu d’hommes dont le commerce soit aussi sûr ; tel on l’a trouvé la veille, tel on le retrouve le lendemain, et ce qu’on est une fois dans sa maison, on l’y es-t toujours. Aussi est-il la figure avenante et recherchée dans ce petit cercle choisi qui se rassemblait tour à tour à l’hôtel de Liancourt, ou rue de Vaugirard,

  1. Expression de Mlle de Scudéry dans une lettre à Bussy, du 6 décembre 1675 : voyez la Correspondance de Bussy, édition Lalanne, tome III, p. 116.
  2. « Je n’ai jamais vu, dit Mme de Sévigné (31 janvier 1680, tome VI, p. 232), un homme si obligeant ni plus aimable, dans l’envie qu’il a de dire des choses agréables. » — Et ailleurs (22 août 1675, tome IV, p. 81) : « Demandez à la Garde : il vous dira s’il y a un plus honnête homme à la cour et moins corrompu. »