Page:La Société nouvelle, année 10, tome 1, 1894.djvu/730

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
722
LA SOCIÉTÉ NOUVELLE

les hommes fussent toujours des conflits de forces brutales et qu’il fallût en tout événement s’attendre à l’inévitable écrasement des faibles ? À quoi nous servirait alors de prêcher une société meilleure, où il y aurait du pain pour tous et pour tous la liberté et la justice ? Nos paroles ne seraient qu’une sonorité momentanée, et le sage, comme l’a dit l’Ecclésiaste il y a plus de deux mille ans, comme l’ont répété depuis sous toutes les formes, tant de poètes et poétastres, devrait se borner à manger, boire et faire l’amour. Prendre la vie comme elle vient serait la philosophie suprême, et même quand elle est accompagnée d’un cortège trop pénible de difficultés et d’ennuis, le mieux serait d’y mettre un terme. Une petite balle, une gouttelette de poison et la mauvaise plaisanterie de l’existence aurait pris fin.

Sans doute le suicide est rare parmi les jeunes, mais la façon de penser qui le justifie n’est que trop commune, et du reste, il y a mille manières de se laisser mourir sans la grossière mise en scène du sang répandu. Le plus commode est de renoncer à la volonté de savoir, à l’âpre curiosité de sonder l’inconnu : on s’abandonne au flot comme une épave ; on prend les opinions toutes faites et on les répète par habitude, on méprise tout effort, on s’irrite contre toute audace ; bien que le retour à l’ancienne foi soit impossible, car on ne saurait revivre son passé, on fait semblant d’être encore du « troupeau des fidèles » ; on parle avec componction des vertus théologales ; on pratique les simagrées voulues ; sans force et sans volonté pour chercher le vrai, on se fait bassement hypocrite et bientôt on arrive au but cherché, l’anéantissement des qualités viriles. C’est la vraie mort : que l’autre soit prompte ou lente à venir, elle ne fait que coucher dans le cercueil un objet qui depuis longtemps était cadavre.

Mais, si décidés que soient les pessimistes et les jouisseurs, autres pessimistes, à ne pas voir, à ne pas entendre, ils s’aperçoivent qu’un changement se prépare : comme dans un navire en marche à travers les eaux houleuses, ils sentent le frémissement des membrures, tout se plaint dans la masse vibrante qui les emporte, et malgré eux ils participent à la secousse. L’avenir se projette sur leur présent comme une ombre gênante : la « question sociale », ou, comme ils ne disaient naguère avec un mépris de commande, les « questions sociales » se posent devant eux, et ils sentent que malgré tous les atermoiements elle doit être enfin résolue. Le nouvel ordre de choses depuis si longtemps annoncé se prépare à naître, et devant ce problème dont la solution sera le point de départ de l’ère humaine par excellence, toutes les autres questions tombent dans une insignifiance parfaite.

Parmi les paroles attribuées au Christ légendaire il en est une que les gens pieux et bien nourris citent avec une onction particulière : « Il y aura