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L’IDÉAL ET LA JEUNESSE

brume. Elle a beau s’accommoder aux progrès du siècle, « béatifier » ceux qu’elle brûla jadis, se faire évolutionniste, républicaine, socialiste même, elle ne répond plus aux exigences de l’homme moderne : le boulet de miracles et de dogmes qu’elle traîne après elle alourdit sa marche, et sa morale, qui est en substance celle de la résignation, d’un pessimisme consolé par de lointaines espérances, ne peut se mesurer avec la morale purement humaine, qui comporte l’emploi et le développement des énergies dans toute leur plénitude. Ainsi la religion – et je prends ce mot dans le sens noble d’élan et d’amour vers un idéal supérieur – se détourne de plus en plus du mystère et de l’inconnu pour se reporter sur les êtres du monde connu, c’est-à-dire sur l’humanité. Croyez-vous qu’elle puisse y perdre en profondeur, en intensité, en puissance de dévouement ? Celui qui se sacrifie gratuitement, sans espoir de récompense, est-il inférieur à celui qui se macère ou se voue aux bonnes œuvres pour « faire son salut ? »

Les écrivains de l’Antiquité nous ont laissé d’admirables traités de morale et de philosophie sur l’éducation de l’homme qui sait chercher la sagesse et du même coup le bonheur en gouvernant ses passions, en égalisant son caractère, en élevant ses idées, en diminuant ses besoins. Telles paroles de Lucrèce, de Zénon, d’Épictète, de Sénèque, même d’Horace sont des paroles immortelles qui se répéteront d’âge en âge et qui contribueront à hausser l’idéal humain et la valeur des individus. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui de cette œuvre purement personnelle de l’héroïsme stoïque, il s’agit, par l’éducation et la solidarité, de conquérir pour la société tout entière ce que nos ancêtres cherchaient pour l’individu seul : il faut viser à ce que l’humanité se constitue dans sa conscience morale et qu’elle s’oriente avec énergie et méthode vers le bonheur, c’est-à-dire vers un fonctionnement normal de sa liberté[1]. L’œuvre immense ne suffit-elle pas pour embrasser toutes les énergies, toutes les affections, toute la puissance intellectuelle et morale de chacun de nous ?

Mais ce bonheur, pourrons-nous l’atteindre ? C’est ici que se pose la question sociale dans toute son ampleur, car à des heureux le pain ne suffit pas, il leur faut aussi le libre développement de l’individualité en des conditions d’égalité avec les autres hommes, sans commandement ni servitude. Tel est notre idéal anarchiste, tel est aussi, je le sais, celui que chérissent d’une manière plus ou moins consciente tous les gens de bon vouloir. Cependant on s’étonne d’entendre çà et là quelques protestations. Même ne s’est-il pas trouvé des écrivains pour nous affirmer que ce bonheur n’est pas désirable ? Pour ces idéalistes étranges, la guerre serait

  1. Gizyçki, Ethnische Kultur, 13 janvier 1894.
10e Année, I.
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