Page:La Société nouvelle, année 10, tome 2, 1894.djvu/491

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courues et décrites ? Maintenant les périodes de réaction sont plus courtes : elles s’abrègent de siècle en siècle, et nous pouvons en étudier le rythme, essayer d’en prédire la durée toujours amoindrie, chercher même à les prévenir, grâce au mouvement accéléré de la pensée.

L’histoire nous montre que tout développement progressif s’est fait en raison de la liberté d’initiative, que tout mouvement régressif, sauf en cas de catastrophe naturelle, inondation ou tremble-terre, a eu pour cause un retour, une aggravation de servitude. Toutes choses égales d’ailleurs, les progrès d’une société se mesurent à la liberté de pensée et d’action dont y jouissent les individus. La poussée de vie ne vient qu’avec la gaieté et la force donnée par l’absence de maîtres ; mais dès qu’il faut se ranger, se régler, regarder avec inquiétude autour de soi, se garer du bâton qui menace de vous frapper, ou des lois, des règlements, des oukases qui guettent de tous les coins, la force d’invention se tarit, l’esprit se stérilise, la libre action se change en routine, la vie s’appauvrit, et l’on finit même par désapprendre ce que l’on savait jadis ; de même dans le corps d’un vieillard les extrémités se refroidissent, la vie se concentre dans les organes essentiels pour maintenir au moins la circulation du sang. Heureusement que l’esprit humain, d’une infinie subtilité, échappe toujours par quelque point à la compression. César, Tamerlan et d’autres conquérants dévastèrent le monde, ne laissant derrière eux que des cadavres et des ruines, mais que de communautés ignorées se maintinrent dans les vallons écartés des montagnes ! Si l’Inquisition tortura et brûla ceux qui se permettaient de penser librement, que de paysans sincères et bons, que d’enfants de la nature restèrent en dehors de ses atteintes, gardant en la sincérité de leur âme naïve une franche indépendance ! C’est ainsi que, dans les contes de fées et dans les légendes des religions, les massacres épargnent toujours l’enfant qui porte en soi l’invincible destin. Si violentes qu’aient été les grandes réactions contre la poussée de la liberté, elles n’ont jamais subjugué qu’une partie des peuples. Le rêve atroce de l’empire universel ne s’est jamais réalisé. Dans la lutte de tous les pays et de tous les siècles qui n’a cessé de sévir entre la pensée libre et l’oppression de la pensée, lutte dont les mille alternatives sont la véritable histoire, c’est la liberté, qui, sans avoir encore définitivement triomphé, a l’incomparable avantage de l’attaque : ses rayons, comme ceux du soleil, se dardent en flèches à travers le brouillard. Le vieux monde est toujours sur la défensive par rapport au nouveau et les révolutions qui se succèdent sont pour lui autant de défaites successives.

Mais il y a lutte, lutte incessante, et la victoire définitive n’est point gagnée : l’ère des révolutions, quoi qu’on en dise, est loin d’être close, et