Mais il se souvint que, pour être cabaretier, il n’en était pas moins magistrat. Il sortit donc et se dirigea vers le char. Entouré d’une vingtaine d’individus qui voulaient concourir par leur présence à la majesté de l’acte qui allait s’accomplir, — il ordonna de délier les deux prisonniers. Quand ils furent enfin — longue avait été l’opération — déliés et adossés au mur : « Vagabonds ! » commença le magistrat municipal.
Un murmure approbateur courut parmi les assistants, dont le groupe s’accroissait.
« Vagabonds, vous êtes venus porter le trouble au sein d’une population paisible au risque de la corrompre par l’exemple de votre conduite. »
Plusieurs ivrognes, émus du danger moral qu’ils avaient couru, fondirent en larmes.
— Reconnaissez-vous avoir dérobé une tranche de lard de premier choix et un pain d’une couple de livres à la devanture du magasin de mon administré, M. Rachien, boulanger, marchand de salaisons, maréchal-ferrant et ancien marguillier ?
— Oui.
La foule tressaillit d’horreur.
— Pourquoi ?
— Nous venons de loin. Nous avons marché longtemps. Depuis deux jours nous n’avons pas mangé. Nous avons demandé l’aumône. On ne nous a rien donné nulle part. Nous avions faim. Nous avons faim encore.
— Pourquoi avez-vous faim ?
Les accusés ne répondirent pas.
— Votre silence vous accuse… Qui êtes-vous ?
— Des ouvriers.
— Alors vous avez de l’argent ?
— Nous n’avons pas de travail.
— Prenez garde, vous cherchez à entraver les investigations de la justice.
— Non.
— Vous ne connaissez pas encore l’étendue de votre méfait. Le pain que vous avez volé à Claude Rachien, ici présent, a été sauvé, mais hélas ! le lard… nos chiens l’ont dévoré…
— Heureux chiens, pensèrent les deux affamés.
— Votre action mérite un châtiment.
— Un châtiment exemplaire, gémit Claude Rachien.
— …Je pourrais vous faire conduire au chef-lieu du canton et vous livrer à la gendarmerie à cheval, gardienne de la propriété. Mais rendez grâces à Dieu…