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du maître la béatitude de ses yeux bovins, je l’inciterais à réfréner un peu cette admiration tardive, et à chercher consciencieusement à comprendre les tableaux des peintres qui se sont inspirés de Manet, sans le copier, et qui, dans l’expression sincère de la vie moderne, ont quelquefois dépassé leur initiateur : je veux parler du vaillant clan impressionniste, — de Camille Pissarro, de Raffaëlli, de Renoir, de Mary Cassatt, de Claude Monet, de J.-L. Forain, de Degas, de Nittis, de Berthe Morisot, de Caillebotte, de Sisley.

Les premières œuvres de Manet sont admirables de relief et de virtuosité, mais procèdent directement de Goya, du Greco et de Velasquez. Le Buveur d’absinthe est de 1859, le Gamin au chien, de 1860 ; le Majo, de 1861 ; Lola de Valence, que Baudelaire célébra dans le quatrain que l’on sait, de 1862. Puis vient une période de transition, dont Olympia est la caractéristique. La manière personnelle de l’artiste se manifeste déjà avec son robuste amour de la réalité, son dédain des poses convenues. Un peu sec, le dessin est d’une rigoureuse unité : pas un muscle dont la position ne soit mathématiquement commandée par le mouvement général du corps. Olympia, couchée sur la blancheur du lit à côté d’un chat noir qui érige sa queue en panache, se soulève un peu sur le coude droit, et sa main gauche s’écrase hardiment, doigts écartés, à l’endroit où les sculpteurs épanouissent des pampres pudiques. Le Déjeuner sur l’herbe, plein de qualités et de défauts, qui scandalisa les gens prudes, est de la même année. De plus en plus, Manet devient lui-même. À chaque étape, le vain bagage des formules conventionnelles s’allège, le stock des documents conquis sur la vivante réalité augmente. Le Fifre et le Combat du Kearsage et de l’Alabama sont de 1866, le Portrait de Zola est de 1868, le Balcon, de 1869, le Port de Bordeaux, de 1871, le Bon Bock de 1873. Chacune de ces toiles mériterait une étude recueillie. La palette du peintre, enténébrée autrefois de terre de momie et de tons bitumineux, s’éclaircit tout à fait. Il découpe désormais ses personnages dans la grande lumière, — rompt définitivement avec les trucs et combinaisons des ateliers où les jours se distribuent par le jeu arbitraire des rideaux de serge, — s’attaque loyalement à la nature, — tient compte de la décoloration des choses par le plein jour, — applique avec une sûreté jamais en défaut la loi des valeurs, — produit sur la toile des tons obtenus par le mélange optique et non par le mélange des pâtes, — note exactement l’impression des objets sur la rétine et non la couleur réelle de ces objets, — fait vivre ses personnages et les fait connaître, que ce soient des filles, des ministres, des bourgeoises, des journalistes, des patriciennes, des comédiennes, ou des canotiers « Imaginez, dit J. K. Huysmans, une analyse très particulière des tempéraments mis en scène, le mépris des conventions adoptées depuis