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valse ! Mais toutes ces ambitions restent ensevelies au fond des cœurs. On craint, on espère, tandis que, calmes, dignes, corrects comme des notaires, pleins du sentiment de leur importance, ces grands prêtres de l’art culinaire choisissent dans les rangs pressés les plus jolies cuisinières. Et chacune de leurs invitations illumine d’un rayon de joie la face de la préférée et fait verdir celle de ses jalouses voisines. Mais bientôt la chaleur monte ; les stations au buffet et à la buvette se multiplient ; les danseurs s’animent et s’échauffent… les yeux brillent… les éventails jouent… l’habit noir gêne… De polis, les propos deviennent tendres ; de décents, les pas deviennent risqués ; l’orchestre ne va plus assez vite !… Les grands chefs eux-mêmes, les artistes oublient qu’ils exercent un sacerdoce. Comme leurs modestes collègues, ils redeviennent hommes !…

Cependant, un élément nouveau s’introduit dans la salle.

Pour dix francs, belles petites et boudinés, curieux et journalistes se sont payé le plaisir d’assister aux ébats chorégraphiques de leurs chefs de cuisine.

Mais là s’arrête l’égalité.

Si quelques-unes des jolies curieuses ne dédaignent pas de s’y associer, la plupart estiment que ce serait porter une grave atteinte au pschutt suprême dont elles s’entourent, que d’accepter pour une seule contredanse le bras de celui qui, demain, leur servira un filet Périgueux ou un turbot sauce hollandaise.

Les artistes eux-mêmes, les grands chefs, ces bourreaux des cœurs, ceux-là qui n’ont qu’à vouloir pour triompher, échouent piteusement, et, après le souper, à l’heure où d’une voix légèrement émue le père Frémiot annonce à l’assistance que le devoir professionnel l’oblige à écourter la séance, si l’un de ces galants cuisiniers s’obstine encore à solliciter, même de la moins farouche des étrangères, la permission de l’accompagner, il n’est pas rare qu’il en reçoive cette écrasante réponse :

« — Va donc ! eh ! graillon ! »

Oscar MÉTÉNIER.