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Enfin le condamné ne fit plus que quelques mouvements et resta étendu sur le sol, dans une mare de sang, le visage tout défiguré.

Le régiment défila devant le corps dans l’attitude du respect muet de la mort et de la discipline. Les compagnies rentrèrent ensuite à leur camp.

Ces gens de guerre, ces soldats à demi-barbares que les horreurs des champs de bataille n’ont jamais étonnés, qui ont passé tant de fois indifférents devant des têtes sanglantes, revenaient de cette cérémonie cruelle l’air attristé, tous visiblement émus.

La loi martiale était bien la dura lex du jurisconsulte, mais une loi bien imparfaite. La rapidité de la procédure, la suppression des formes ordinaires, l’absence du défenseur surtout, donnaient à cette justice expéditive un caractère cruel et odieux.

L’erreur ne pouvait-elle pas d’ailleurs se glisser dans les débats sommaires et les arrêts de cette juridiction exceptionnelle ?

En voici la preuve.

Quelque temps après l’exécution dont je viens de parler, on arrêta au camp d’Argences un tirailleur accusé d’espionnage.

C’était un turc et non un arabe. Il s’était introduit dans les rangs des tirailleurs de marche et y était fort bien inscrit et immatriculé, sans qu’on put savoir alors comment il avait fait, tant il y avait d’irrégularités pendant cette guerre de 1870 !

Nos indigènes ne le connaissaient pas et ne comprenaient pas son langage.

Il avait manqué déjà plusieurs fois à l’appel, quand, un soir, il rentra après une absence de vingt-quatre heures. L’officier de garde trouva sur lui un livret d’ouvrier écrit en italien, contenant les adresses de différentes personnes domiciliées au-delà de la Loire. Interrogé sur son absence, cet individu ne put donner aucune explication satisfaisante. Pressé de questions par un officier qui connaissait l’osmanli, il finit par déclarer qu’il avait été autrefois espion des Russes, mais que, pour le moment, il n’était pas coupable.

Il fut mis en prison pour être livré à la Cour martiale.

Le lendemain un Turco est amené devant ce tribunal. On lui fait son procès. Il comprend très bien de quoi il est question et se défend de son mieux en arabe. Il s’indigne, se fâche, crie, fait mille protestations, invoque Allah et Sidi Abd-el-Kader le marabout vénéré.

C’est en vain. Il est condamné.

Il n’avait pas dit un mot de français et aucun des membres de la Cour ne savait l’arabe, pas même l’officier de tirailleurs qui en faisait partie et qui était depuis peu au régiment.