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fin de roman

toujours pas à la porte. Nous coucherons par terre, mais tout de même, nous n’aurons pas froid, ajouta-t-elle.

Après une attente de près de six heures, le train allant à la ville arrêta deux minutes à la petite gare et toute la famille y prit place, allant à sa nouvelle destinée.

— Je pense toujours à la gueule que fera votre tante en nous voyant apparaître, répéta la femme avec un rire sarcastique.

Cela était arrivé ainsi : un soir, un homme était entré à la maison du charpentier Botiron et avait causé avec lui. Soudain, celui-ci lui avait demandé : « Veux-tu acheter mes outils ? Je vas te vendre mon coffre pas cher. » Et en riant d’un mauvais rire, il avait ajouté : « Je vas te donner ma femme et mes enfants par-dessus le marché. Après cela, tu n’auras qu’à travailler pour les nourrir. »

Le lendemain, il était disparu et depuis on ne l’avait pas revu. Ce fut ainsi que la famine força la famille Botiron à déménager, à s’éloigner, à s’en aller ailleurs où le sort lui serait plus clément, espérait-elle.

Assis sur des banquettes en velours vert dans un wagon surchauffé, les membres de la famille Botiron goûtaient un bien-être et un confort qu’ils n’avaient jamais connus auparavant. Les plus jeunes ne tardèrent pas à s’endormir, mais Luce songeait. Elle évoquait les souvenirs de son enfance. De vrais beaux souvenirs en vérité. De ces souvenirs que l’on enchâsse pour ainsi dire afin de se réconforter dans les mauvais jours, des souvenirs qui embaument et ensoleillent toute la vie. Vraiment ! Des souvenirs de misère, de saleté et d’estomac criant famine. Le père paresseux, ivrogne et sans-cœur et la mère insouciante et sans dessein qui, chaque année, mettait un petit être au monde sans jamais songer à ce qu’il deviendrait plus tard.