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fin de roman

pauvres du bon Dieu reprenaient les routes de la terre. Ils se dispersèrent dans les rues de la grande ville. Luce ramassa ses nippes et partit elle aussi.

À ce moment, toutes les femmes désertaient leur foyer et leur emploi pour aller travailler dans les usines de guerre. Luce fit comme elles. Pour sûr que la besogne était dure, mais la paye était bonne même si la direction en retenait une partie pour l’impôt. À ce nouveau régime, elle gagnait plus en une semaine qu’autrefois en un mois, mais elle était sérieuse et comprenait que cela ne pouvait durer toujours. Son enfance de misère et de malheur l’avait précocement mûrie, lui avait inspiré le désir de se protéger pour l’avenir. Alors, pour éviter les heures de détresse qu’elle avait connues, elle faisait des économies. À chaque quinzaine, elle déposait à la banque une partie de ce qu’elle avait reçu. Toutefois, elle réservait un certain montant pour sa mère qui avait toutes les peines du monde à nourrir sa famille. Jamais on n’avait eu de nouvelles du père. Parfois, Luce se demandait s’il était mort, en prison ou collé avec une autre femme. C’est des choses qui arrivent.

À certains jours, elle songeait à ses deux jeunes frères, Ovide et Oscar que leur mère, trop molle, trop nonchalante, n’avait jamais pris la peine d’élever, qui étaient devenus d’incorrigibles voyous et qui avaient fini par être envoyés à l’école de réforme. Elle pensait aussi à sa sœur Irène, une pauvre malheureuse que la misère et les circonstances avaient rendue bien dévergondée. Pour gagner la demi-livre de « béloné » du souper, elle s’était, dès l’âge de dix ou onze ans, livrée au vice avec les gamins et les jeunes garçons des environs, acceptant leurs sous en retour de basses complaisances. Ainsi, elle était devenue terriblement dépravée, mais il fallait vivre.