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fin de roman

Au bout de trois ans, la vieille femme alla rejoindre son époux au cimetière. Elle léguait à Françoise un montant de deux mille piastres qu’elle avait en banque. De ce jour, la fille devint à la charge directe de son frère, de son neveu à la mort de celui-ci, puis de sa nièce. Elle le fut trente et un ans et pendant trente et un ans, elle fut très malheureuse. Tel que stipulé, elle avait sa chambre à elle et elle mangeait à la table de famille, mais l’atmosphère n’était nullement familiale. Comme on peut le supposer, Françoise n’aimait pas sa belle-sœur. Elle souffrait cruellement d’être avec elle, de la voir constamment près d’elle. De son côté, la belle-sœur se rongeait le cœur d’avoir sans cesse la sœur de son mari devant les yeux. Elles n’étaient pas faites pour vivre ensemble, mais les nécessités de la vie les contraignaient à demeurer dans la même maison, à manger à la même table alors qu’elles se détestaient franchement. Tous les jours de l’année, elles étaient forcées d’évoluer à côté l’une de l’autre dans leur étroite demeure de quatre pièces. Françoise souffrait amèrement d’être sous la dépendance de son frère. Une sourde hostilité régnait continuellement dans ce logis. Chacun était maussade, bourru, hargneux. Pendant trente et un ans, Françoise distilla de la bile. Elle était malheureuse de ce qu’elle n’avait pas un pied de terre à elle, de ce qu’elle n’avait pas un toit en propre alors que son frère possédait tout cela. Elle aurait tant aimé être chez elle et elle était frustrée dans ses désirs et elle le serait toute sa vie. Son frère avait obtenu la maison et le champ paternels tandis qu’elle n’avait rien. Alors, elle avait l’esprit amer, le cœur ulcéré et la figure hostile. Toujours, elle observait un mutisme complet. Elle allait et venait comme si elle eût été muette. Pendant des semaines, elle avait un visage fermé comme une porte de