Page:Laberge - Fin de roman, 1951.djvu/232

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
224
fin de roman

À d’autres heures, la rivière avait une surface glauque, une figure impénétrable, qui donnait une impression de profondeur.

C’était une rivière ensorcelante qui exerçait une sorte de fascination sur l’esprit de la visiteuse.

Comme un orage qui éclate soudain, il se formait parfois un brusque remous au milieu de la rivière. Tout autour, l’eau était calme mais à cet endroit, elle s’agitait comme soulevée par une force souterraine. À ce spectacle, la visiteuse sentait alors sourdre en elle un essaim de souvenirs mauvais.

Par les jours de grand vent, la surface sombre de la rivière se couvrait de vagues grises qui se précipitaient vers le fleuve et donnaient l’impression d’un cours d’eau très profond. Mais c’était là quelque chose de passager, car le lendemain, la Rivière Endormie avait repris son calme et ses mirages.

Un deuil frappa un jour la visiteuse. Sur le gazon, elle ramassa le cadavre d’une libellule. Celle-ci était de grande taille et la jeune femme la tenait entre ses doigts, admirant ce merveilleux insecte au long corselet bleu muni de quatre ailes et dont la tête verte avait de gros yeux saillants, en globe. Fascinée, elle la considérait comme elle eût fait d’un extraordinaire joyau d’art mais en même temps, elle éprouvait une émotion, un regret de savoir que la mort cruelle avait arrêté pour toujours le vol de la gracieuse créature. Alors, avec un cœur ému, elle déposa pieusement au pied d’un prunier la frêle et gracile dépouille qui faisait songer à un camée et la recouvrit de deux poignées de sable fin.