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fin de roman

ges la volupté suprême du baiser, tous ceux qui avaient connu dans ses bras de surhumaines joies, tous ceux qui s’étaient bestialement pâmés sur son corps mouvant et gémissant, tous ceux qui avaient communié dans le fauve calice d’or de son sexe, tous ceux-là étaient devenus des damnés. Les entrailles brûlées de jalousie, ils gardaient au fond d’eux-mêmes la lancinante obsession de sa chair. L’âme ravagée et dévorée de regrets, l’esprit toujours hanté de son image si douce et si cruelle, ces déchus allaient dans la vie inquiets, tourmentés, gardant à tout jamais comme un poison le souvenir de son funeste amour cependant qu’une implacable destinée les poursuivait obstinément, et que sans pitié, l’impitoyable mort les abattait tour à tour.

Le matin du dixième jour, lorsque Aline s’éveilla, elle vit la figure de Dercey penchée sur elle, qui la regardait avec une expression d’infinie tendresse et d’immense regret. Il eut un pâle sourire. Alors, elle comprit que ce serait pour ce jour-là.

Lorsqu’elle entra dans la grande salle, pour le déjeuner, ses cheveux faisaient deux bandeaux d’or sur ses tempes, et elle avait piqué dans sa chevelure deux immenses fleurs de pavots, d’un rouge éclatant, aux pétales tachetés de noir, comme des ailes de papillons.

Les pavots, les fleurs du sommeil.

En l’apercevant ainsi, Dercey vit qu’elle avait deviné sa pensée, compris sa résolution, et qu’elle était prête.

Le sommeil, l’éternel sommeil, la paix, le repos sans trêve et sans fin, ils l’auraient, et avant la nuit.

Tout le jour, Aline et Dercey vagabondèrent à travers les bois, comme pour dire un adieu à ces lieux qui avaient été témoins de leurs brèves heures de bonheur.