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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

geons verts des lilas mûrissent au soleil ; un platane aux pousses ambrées donne l’impression d’être chargé de millions et de millions de blondes abeilles, et très haut au-dessus de nous, la caravane des nuages blancs s’éloigne dans le bleu infini du ciel. De l’autre côté de la rivière, le rideau de saules a pris une belle nuance jaune, caressante et, au bord de l’eau, les arbustes sont tellement rouges qu’on dirait que c’est un sang clair qui suinte à travers leur écorce.

À côté de la remise, des chaudières de ferblanc accrochées aux érables lancent des reflets aveuglants. L’oncle Moïse en prend une et me la tend :

— Goûte à ça, dit-il.

Et je bois la sève légèrement sucrée, odorante. Je bois, et il me semble qu’elle me parfume la bouche. Je la bois avec délices. Je n’ai jamais rien bu d’aussi bon, d’aussi frais. Après moi, l’oncle Moïse prend le vaisseau à son tour et, de ses mains tremblantes, le porte à ses lèvres.

Et je songe à la vie bonne, simple et fraternelle que les hommes pourraient vivre.

La fenêtre de la petite maison où j’ai déjà passé quelques étés et où je voudrais revenir encore, est ouverte afin de laisser entrer l’air tiède et chasser l’humidité de l’hiver.

— Oui, me dit l’oncle Moïse, tu pourras l’avoir encore cet été. Ce sera peut-être le dernier cependant, car si mon fils se marie, je lui abandonnerai mon logis et je viendrai demeurer de ce côté-ci.

Sa voix s’est un peu étranglée en prononçant ces dernières paroles. Ses mains ont tremblé plus fort que d’habitude et, dans ses yeux gris, j’ai vu passer quelque chose de sombre comme le nuage qui obscurcit le ciel un moment.

Lui aussi, l’oncle Moïse, après une vie de travail il souhaite plus de repos qu’il en a à présent. Il ne dit plus rien, mais par la fenêtre ouverte, ses regards plongent dans la maison où son père et sa mère ont vécu leurs dernières années, où ils sont morts.

Je vois qu’il rumine des choses graves, plutôt tristes.

Et silencieusement, je lui serre la main et je cours prendre le train qui vient d’apparaître là-bas et qui, dans deux minutes, sera à la gare.