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LE SPECTRE AVEUGLE


Quelques jours avant de partir pour Chateauguay, je suis allé voir mon ami le peintre-poète Charles de Belle.

Après avoir causé et pris une tasse de thé dans l’atelier, nous avons fait une promenade dans les champs et les bois environnants. De cette excursion, je rapporte une gerbe de trilles plus blancs que les lis.

J’évoque ce souvenir.

Devant nous, les champs verts s’étendent à perte de vue, tout parsemés des éclatantes fleurs jaunes des pissenlits. Des abeilles vives et légères passent en bourdonnant et butinent hâtivement les sucs nouveaux.

Près de la clôture, un prunier sauvage jette sur le gazon et dans l’eau du fossé ses pétales rose pâle.

Une immense douceur flotte dans l’air tiède et lumineux, dans l’air parfumé. L’âme même du printemps semble voltiger autour de nous.

Sur une légère éminence dans la prairie, quatre des enfants de l’artiste cueillent des violettes. Polly et Nora, deux fillettes de quatre et cinq ans, lèvent la tête de notre côté en souriant. Ravi, je m’arrête et les contemple un instant. Jamais peut-être parmi les milliards d’êtres qui ont paru à la surface de notre globe il n’y a eu deux enfants aussi jolies, aussi séduisantes. Elles sont d’une beauté de rêve. C’est la fleur des races qui s’épanouit dans toute sa grâce et tout son charme.

Et brusquement, devant cette vision enchanteresse, je sens sourdre et monter en moi une effroyable détresse. Je songe que ces déli-