Page:Laberge - Quand chantait la cigale, 1936.djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
28
QUAND CHANTAIT LA CIGALE

cieuses figures qui semblent pétries de roses, d’azur et de soleil, sont vouées à la mort, que tout ce qui m’entoure et qui fait la gloire du printemps est fatalement condamné à la destruction.

Nous reprenons notre marche, mais je me sens angoissé.

Soudain, à travers le verger en face de nous, je vois apparaître un vieillard qui s’avance péniblement, indécis. Il marche en hésitant, un peu comme un homme ivre qui ne saurait trop ou guider ses pas. Sa figure est couverte d’une barbe broussailleuse, couleur de feuille rouillée. Elle semble raide comme de la paille et lui donne un peu l’air d’un singe. Il est vieux, il est laid. Ses vêtements sont souillés.

L’homme continue d’avancer. Il va en zigzaguant ; il porte ses mains en avant comme s’il craignait de tomber. L’on croirait qu’il ne connaît pas l’endroit, qu’il est perdu, qu’il cherche à s’orienter, à se reconnaître. Il s’accroche à un pommier. Il pose ses mains sur le tronc, sur les branches basses, tâte l’écorce, tourne autour de l’arbre, se baisse, palpe une motte de terre, se relève, avance de nouveau indécis, hésitant.

Intrigué, je le regarde.

— Il est aveugle, me dit de Belle.

Et ce mot tombe sur moi comme un coup de marteau et m’assomme.

Lorsque la terre est si belle, lorsque les champs sont si verts, alors que les fleurs sauvages jaillissent du sol par millions, alors que des enfants plus beaux que ceux qui ont jamais vécu et charmé le regard de l’homme sont là devant moi, voici un être qui ne peut voir ces choses et qui ne peut goûter l’enchantement du monde. Une pitié profonde sanglote en moi.

Le vieillard trébuche dans les labours.

La tristesse des déchéances, des infirmités humaines m’oppresse et m’accable. Je souffre atrocement.

— C’est le propriétaire de ce boulevard, me dit mon ami, me désignant d’un large geste, les maisons, les lots à bâtir, les champs qui bordent la rue et qui s’étendent au loin. Il vaut un million de dollars. Il demeure avec sa femme dans la villa que vous voyez là.

Brusquement, je sens mon cœur devenir plus glacé que les éternelles glaces du pôle. Et calme, impassible, je regarde le millionnaire aveugle qui, dans la gloire rayonnante d’un jour de printemps, s’avance hésitant et tâtonnant, entre les pommiers, parmi les guérets.