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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

Peu à peu, cependant, elle a vu son enfant, frêle et délicat, maigrir et se dessécher. En quelques années, le dur et sévère régime des Franciscains a épuisé son organisme, son peu de vigueur. La tuberculose l’a lentement emporté, et la mère a eu le temps de le voir dépérir, de le voir s’en aller, et il est mort, il y a longtemps déjà.

Maintenant, la mère est seule au monde. Elle est seule, effroyablement seule et désolée. Elle est seule par sa faute, car c’est elle-même qui a dirigé son unique enfant vers une vocation que sa débile constitution lui interdisait. C’est elle qui, volontairement, de gaieté de cœur, l’a poussé vers la tombe qui s’est prématurément ouverte.

Comme une vision de cauchemar m’apparaît à ce moment la vieille femme à cheveux blancs, la tête penchée, sèche et triste, que j’ai aperçue en arrivant. Elle rentre à la maison avec tante Eulalie. Vêtue de noir, elle s’avance toute courbée, le teint d’une blancheur de cadavre. Elle a une figure sans expression et ses yeux sont vitreux, sans vie. Ses vêtements font songer à un suaire, et elle-même, donne l’impression de sortir d’un cercueil dans lequel elle aurait été enfermée pendant des années.

Ma tante ? Jamais ! Mais une étrangère. Je n’ai aucune sympathie, aucune pitié pour elle. Sa tristesse et sa désolation me laissent insensible. Avant tout, elle a été une bigote. Elle n’a pas su être une mère, et devant l’effroyable misère de sa vie solitaire, je reste froid, glacé.