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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

arriva de pisser au lit. La ménagère alors se montrait féroce.

Des années passèrent. M. Thouin continuait d’habiter sa petite chambre éclairée d’une lucarne, il portait toujours son vieil habit noir étriqué et son chapeau melon démodé. Jamais, il n’avait revu les siens. Un jour, il apprit que sa fille était morte. Son fils était au collège. De sa femme, il ne voulait rien savoir. Un matin toutefois, il reçut une lettre d’elle, mais ayant reconnu l’écriture, la brûla sans la lire. Deux semaines plus tard, il eut sa visite. Il y avait plus de dix ans qu’ils ne s’étaient vus. Elle était changée, vieillie, pauvrement mise. L’ancien commis l’avait abandonnée, était parti après avoir revendu le magasin. Son mari ne croyait-il pas qu’il serait préférable d’oublier le passé et, puisqu’on était marié, de se remettre ensemble ? Non, rien ne l’intéressait plus.

La femme sentit son indifférence totale, son complet détachement. Elle comprit l’inutilité de toutes les paroles et, sans même un adieu, elle le laissa, retourna à sa misère et à son découragement.

Quelques mois plus tard, M. Thouin apprit sa mort. On parla de désespoir, d’empoisonnement…

Son fils alors vint le voir. Il venait d’atteindre ses vingt et un ans. Et maintenant qu’il était majeur, il se trouvait à retirer un octroi mensuel de la succession de son grand-père. Depuis deux ans, il avait terminé son cours classique et il étudiait maintenant la médecine. Avec quelques autres futurs esculapes, il logeait dans une pension de la rue St-Hubert.

Le père et le fils échangeaient des phrases, mais le jeune homme sentait le creux, l’inanité des paroles qu’ils prononçaient. La voix du sang ne se faisait pas entendre. Trop longtemps, ils avaient été étrangers l’un à l’autre.