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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

rait rien, ne demandait rien, mais il éprouvait pour cette belle fille brusquement apparue dans son existence un vif sentiment, un attachement de caniche. C’était un amour muet, mais profond. Ayant su qu’elle aimait la lecture, il lui apportait quelquefois des livres. Le séjour d’Aline chez son père fut court. Elle se trouva un emploi et s’en alla loger ailleurs ne pouvant vivre avec sa mère qui lui reprochait constamment son inconduite et dont les vues étroites et mesquines lui étaient insupportables.

Lorsqu’elle quitta la maison au bout d’un mois, M. Thouin se sentit tout triste. Ces quelques semaines avaient été les meilleures qu’il avait vécues depuis très longtemps. Au Jour de l’An, le fils Thouin vint passer dix minutes avec son père pour lui offrir ses souhaits. C’était peu, mais tout de même, ce fut une joie, une consolation, une éclaircie de soleil pour le vieux.

La belle grande blonde venait quelques fois à la maison. Rarement, car la mère fielleuse, amère, avait toujours quelque pointe acerbe à lui décocher.

— Je viens pour papa, déclara-t-elle un jour à la vieille harpie. Autrement, je ne mettrais jamais les pieds ici.

Peut-être que les reproches de la mère faisaient plus de mal à M. Thouin qu’à Aline. Ils gâtaient pour lui les rares moments qu’elle passait sous le toit paternel. Ç’aurait été si bon de causer calmement, à table, en mangeant, d’écouter la voix de la charmeuse, de goûter son lumineux sourire, d’oublier pendant quelques minutes le reste du monde et de sentir monter le flot de tendresse que l’on a dans le cœur. Cela ne pouvait être avec lui, car il était né malchanceux. Tous ses bonheurs possibles étaient fatalement gâtés d’avance.