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VISAGES DE LA VIE ET DE LA MORT

mais plus elle ne reverra la lumière. Depuis des jours déjà, la petite lampe de son cerveau qui la guidait faiblement dans les immenses ténèbres de la vie et de l’univers s’est éteinte. L’être a sombré dans l’inconscience. Rien ni personne, ni aucune puissance ne peut empêcher que dans une heure, dans quelques minutes, l’homme n’exhale son dernier soupir, que sa brève existence prenne fin, qu’il retourne au néant.

Près de lui, la garde affalée sur un siège ronfle comme dans un cauchemar. C’est une espèce de plainte basse, creuse, qui semble monter de son ventre, de sa poitrine ; c’est un étrange gémissement de l’animal humain tombé au gouffre du sommeil mystérieux.

Là-bas, quelque part, la locomotive halète, geint, renâcle, et avance péniblement.

Indifférent à la mort qui plane au-dessus du lit, indifférent à tous les incidents et les drames des destinées humaines, le cadran égrène les secondes, les minutes, les heures. Impassibles, ses aiguilles tournent lentement sur le disque chiffré pendant que la terre, le soleil et les planètes accomplissent leurs révolutions dans les espaces infinis.

Le moribond râle toujours, mais les ténèbres sont comme un bâillon humide et mou qu’on lui enfonce dans la gorge et qui étouffe le râle de plus en plus faible, si faible qu’on ne l’entend plus et que l’on imagine une bouche ouverte dans le noir, une bouche devenue enfin muette.

Le corps de la garde endormie sur une chaise éprouve une secousse, il bouge, il change d’attitude et le ronflement s’adoucit, devient un souffle lent, régulier, presqu’imperceptible.

Au dehors, dans les étendues sombres et glacées, la locomotive, halète, halète sourdement, péniblement, attelée