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Page:Laboulaye - Études sur la propriété littéraire en France et en Angleterre.djvu/30

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connus dans tout ce qui prouvait un travail, et constituait un objet d’échange ou d’influence pour l’État ; la propriété mobilière s’est ainsi graduellement développée.

En vertu d’une induction naturelle et juste, le jour devait arriver où l’œuvre de l’intelligence serait reconnue un travail utile, et les fruits de ce travail, une propriété[1].

Ce phénomène de l’imprimerie qui rend la pensée palpable comme le caractère qui la grave, et commerciale comme l’exemplaire où on la vend, devait appeler tôt ou tard une législation pour en constater et en distribuer moralement et équitablement les produits… Le législateur… ne touche pas à l’idée, qui ne tombe jamais dans le domaine inférieur d’une loi pécuniaire, il ne touche qu’au livre devenu par l’impression objet commercial. L’idée vient de Dieu sur les hommes et retourne à Dieu en laissant un sillon lumineux sur le front de celui où le génie est descendu, et sur le nom de ses fils ; le livre tombe dans la circulation commerciale et devient une valeur productive de capitaux et de revenus, comme toute autre valeur, et susceptible à ce titre seul d’être constituée en propriété.

Est-il juste, est-il utile, est-il possible de consacrer entre les mains des écrivains et de leur famille la propriété de leurs œuvres ?… Ces questions n’étaient-elles pas répondues d’avance ?

Qu’est-ce que la justice, si ce n’est la proportion entre la cause et l’effet, entre le travail et la rétribution ? Un homme dépense… ses forces… à féconder un champ ou à exercer une industrie lucrative… Vous lui en assurez la possession à tout jamais, et après lui à ceux que le sang désigne ou que le testament écrit. Un autre homme dépense sa vie entière…, dans l’oubli de soi-même et de sa famille, pour enrichir après lui l’humanité ou d’un chef-d’œuvre ou d’une de ces idées qui transforment le monde… Son chef-d’œuvre est né, son idée est éclose, le monde intellectuel s’en empare ; l’industrie, le commerce les exploitent, cela devient une richesse…, cela fait des millions dans le travail et dans la circulation, cela s’exporte comme un produit naturel du sol ; tout le monde y aurait droit excepté celui qui l’a créé, et la veuve et les enfants de cet homme, qui mendieraient dans l’indigence à côté de la richesse publique et des fortunes privées enfantées par le travail ingrat de leur père ! Cela ne peut pas se soutenir…

  1. Rapport, p. 4. Séance du 13 mars 1841.