Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
10
le docteur gilbert.

vant les mains qui le façonnent ; et quelques années après être sortie de pension, Victorine n’était plus qu’une femme sans mœurs, perdue de réputation, et qu’enfin je ne pouvais plus voir sans exposer la mienne. Tu ne m’accuseras pas d’insensibilité, Mariane, car tu sais que je fis tous mes efforts pour ramener cette pauvre fille à la vertu, mais inutilement… Il fallut donc abandonner Victorine à son malheureux sort… il fallut rompre avec elle à tout jamais ; et pourtant, Mariane, elle m’était chère… mais la réputation d’une femme appartient plus encore à son mari qu’à elle-même… Je n’aurais pu, sans crime, sans outrager Anatole, entretenir clandestinement une plus longue correspondance avec une femme déshonorée !… Fréquenter le vice, Mariane, c’est l’approuver… et, tôt ou tard, on finit par se corrompre dans la société des gens vicieux.

Alors madame de Ranval, toute pleine d’un amer souvenir, laissa tomber dans ses mains sa figure mouillée de larmes ; Mariane aussi pencha sa tête pour pleurer : elles demeurèrent long-temps silencieuses ; et l’on n’entendit plus, à travers leurs soupirs et leurs sanglots, que le bruit monotone de la flamme qui tourbillonnait dans la cheminée, et les plaintes du vent qui gémissait dans les arbres.

Tout à coup on entend quelqu’un descendre précipitamment l’escalier. Mariane relève la tête.

— Madame, dit-elle vivement, c’est votre mari.

Une seconde après la porte s’ouvrit. Anatole entra.


III.


— Ah ! mon Dieu ! comme il paraît agité ! dit Mariane à voix basse ; il est d’une pâleur effrayante, madame !

Mathilde demeura muette de surprise et de saisissement.

En effet, M. de Ranval semblait hors de lui-même ; ses joues étaient blanches comme celles d’un cadavre ; tout son corps tremblait convulsivement ; et son cou sans cravate, ses vêtemens en désordre, ses longs cheveux noirs, qui lui tombaient sur les yeux, son regard fixe et troublé, lui donnaient l’air d’un homme privé de raison.

Mais on aurait pu voir, malgré la pâleur et le bouleversement de ses traits, qu’Anatole avait une belle et noble figure, d’une régularité parfaite, et dont le profil offrait quelque ressemblance avec celui d’Antinoüs,

Anatole était grand et robuste, dans toute la force de la jeunesse et des passions.

Il fit quelques pas dans la chambre, les bras croisés et la tête basse, sans voir madame de Ranval qui le considérait avec un mélange de terreur et d’angoisse.

— Est-ce une illusion ? murmura Anatole en marchant de long en large, j’en frissonne encore !… Mais c’est impossible… j’ai mal vu ?… elle ne demeure pas ici.

— Il parle seul, dit Mariane en se penchant vers sa maîtresse.

— Oui, ce me semble, il parle seul, répondit Mathilde d’une voix altérée.

— C’est une habitude qu’il a toujours eue, madame, mais qui devient plus forte de jour en jour… Sans doute il compose…

— Ah ! ma pauvre Mariane, dit Mathilde en secouant la tête d’un air mélancolique, je n’ai plus l’affection de mon mari !

Anatole venait de se laisser retomber dans un fauteuil, et continuait à parler haut, mais les mots qui sortaient de sa bouche arrivaient trop indistincts à l’oreille de Mathilde pour qu’elle pût les saisir.