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le docteur gilbert.

D’ailleurs, ma bonne Mathilde, cette lettre de mon père ne doit pas t’alarmer à ce point ; tu sais qu’il voit toujours les choses en noir et qu’il s’inquiète facilement. Voilà déjà plusieurs fois que notre enfant a de pareils accès de fièvre ; mais Gilbert m’a toujours dit qu’il ne fallait pas nous tourmenter, que c’était une légère fièvre de dentition… et tu sais qu’il ne voit rien de grave dans cet état de langueur où se trouve depuis quelques mois ce cher petit, et qui finira, dit-il, selon toutes les apparences, avec l’hiver.

— Anatole, je t’en supplie, ne me refuse pas cette grâce… je t’assure que j’ai besoin de voir mon enfant !… Et puis du moins je serai quelques heures avec toi, mon chéri… toute seule, sans qu’un étranger se mêle à nos doux épanchemens !… Il y a si long-temps que tu m’as ouvert ton âme !… Hélas ! tu ne le croirais pas, mais par moment je tremble d’avoir perdu ta confiance !… Gilbert est bien heureux, lui… tu ne lui caches rien… il est ton seul ami, le seul dépositaire de tes secrets…

— Mes secrets, Mathilde ! répondit Anatole avec effusion, je n’en ai pas, je n’en ai jamais eu pour toi !… Sans doute, Gilbert est mon ami… je crois qu’il nous porte à tous deux une véritable affection, et qu’il est digne de la mienne… mais sois tranquille, va… Gilbert n’a que la seconde place dans mon cœur… et tu seras toujours pour moi la plus chère des amies… Oui, Mathilde, tu peux me croire… tout ce qu’il y a de tendresse au fond de mon âme est pour toi !…

— Tout ce qu’il y a de tendresse et d’amour, n’est-ce pas, Anatole ? reprit Mathilde avec un accent doux et triste qui vibra douloureusement dans le cœur d’Anatole.

— Est-ce qu’elle douterait de moi ? pensa-t-il.

— Anatole, continua madame de Ranval avec une expression de voix déchirante, tu ne sais pas… j’ai fait cette nuit un bien mauvais rêve… qui m’épouvante encore !… j’ai rêvé que tu ne m’aimais plus…

Anatole poussa un cri.

— Ah ! quelle pensée, Mathilde !…

— Je ne le pense pas, Anatole, reprit-elle avec énergie, autrement je serais déjà morte… Dis, crois-tu que je pourrais vivre un instant sans ton amour ?… Ton amour c’est ma vie, c’est mon sang, c’est mon âme… Il est nécessaire à mon existence comme la rosée aux fleurs, comme l’air à tout ce qui respire… Oui, je suis sûre que tu m’aimes… car je t’aime tant, moi, qu’il serait impossible que tu ne m’aimasses pas !… Depuis que mon cœur est capable d’aimer et de sentir, il n’a battu que pour toi, pour toi seul… il ne renferme qu’une pensée, qu’un nom, qu’une image… c’est toi… toujours toi…

Alors ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et leurs sanglots, leurs larmes se confondirent ; ils souriaient et pleuraient à la fois ; le visage pâle de Mathilde rayonnait de bonheur.

— Enfin, je retrouve Anatole ! s’écriait-elle en l’étouffant de baisers.

— Ô Mathilde, ô ma bien-aimée ! dit M. de Ranval avec une exclamation partie du fond de l’âme, non, il n’est rien d’aussi pur que toi dans la création… Dieu a mis dans ton âme et sur ton visage, beauté, candeur, innocence… il t’a créée parfaite comme ses anges… et je suis devenu poète un jour en te regardant !… Oui, ce peu de génie que les hommes m’accordent, c’est toi qui me l’as donné, Mathilde… il est né de ton souffle !… sans toi je n’eusse été qu’un poète vulgaire… tu es le soleil qui a fécondé mon âme… Ô Mathilde, tu n’as pas oublié que c’est pour toi que j’ai fait mes premiers vers… ils sont pleins de ton nom…

— Oui, cher Anatole, hier encore, avant de m’endormir, je les relisais pour la millième fois, et des larmes de bonheur inondaient mes yeux… Ils me rappelaient de si douces choses, ces beaux vers où tu as mis toute ton âme… Heureuse, heureuse la femme qui les a inspirés !… Et toi, Anatole, les relis-tu de temps en temps ?…