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le docteur gilbert.

— Je les sais par cœur, Mathilde, répondit Anatole avec un sourire douloureux et contraint. Et dans sa pensée, il ajouta :

— J’étais si pur, quand je les fis.

— Est-ce que je ne t’inspire plus, méchant ? dit madame de Ranval en inclinant sa jolie tête vers Anatole, avec un mélange de tristesse et d’innocente coquetterie ; voilà bien des mois que tu n’as écrit de vers sur mon album… Tu ne veux donc plus m’en adresser ?…

Anatole ne put s’empêcher de baisser les yeux, Il avait horreur de la dissimulation, et plusieurs fois il fut au moment de se jeter aux genoux de Mathilde, de lui demander grâce ; mais il se rappela ce qu’il avait promis au docteur Gilbert, et la crainte de paraître aux yeux de Mathilde plus coupable qu’il n’était arrêta au bord de ses lèvres le secret qui peut-être allait s’en échapper. Il se tut.

— Comme tu es silencieux, Anatole ! dit madame de Ranval d’une voix altérée… Mon Dieu ! tu ne m’écoutes pas… te voilà retombé dans tes rêveries… Ton front est redevenu sombre… on dirait que tu évites mes regards !… Parle-moi franchement… Est-ce que, sans le vouloir, je t’aurais offensé tout à l’heure avec des reproches qui n’étaient pas sérieux ?…

— Toi, Mathilde ? s’écria Anatole avec attendrissement ; toi la plus douce et la plus patiente des créatures ! toi m’avoir offensé ?… Cher ange, depuis que je te connais, jamais une parole amère n’est sortie de ta bouche, jamais ton regard n’a cessé d’être aimable et tendre… Mon front est toujours chargé de nuages, et le tien est toujours resté pur et limpide comme ton âme !… Je t’ai vue toujours pleine de bonté, de calme et de résignation… et j’ai honte d’être aussi peu digne de toi. Ah ! que ferais-je dans ce monde si je ne t’avais pas, Mathilde ? Oh ! pardonne, pardonne !… je suis un être incompréhensible, irrésolu, capricieux… mais tu seras toujours l’objet de mon adoration. Pauvre amie ! souvent tu me crois triste, et je n’ai aucun sujet de l’être ; seulement c’est la faiblesse de ma nature qu’une heure de pensée désorganise… c’est la fatigue de mon cerveau qui, malgré moi, travaille sans cesse !… Parfois je suis prêt à briser ma plume, à laisser là mes livres commencés, à dire un éternel adieu aux arts, à la poésie, pour n’aimer que toi seule et te consacrer toute ma vie, toute mon âme !… Et puis tout à coup des idées de gloire viennent m’assaillir… Ah ! Mathilde, les poètes sont comme les enfans… ils ne savent pas ce qu’ils veulent !… Mélancoliques ou joyeux sans cause, ils sont presque toujours en contradiction avec ce qui les entoure… Mais toi, ô Mathilde ! tu es une femme courageuse, forte et résignée, toujours bonne, toujours aimante… toujours la même !…

— Eh bien ! mon ami, crois-moi, dit madame de Ranval d’une voix tremblante de bonheur, interromps quelques jours ces travaux qui t’épuisent ; va te reposer à la campagne. N’est-ce pas, Anatole, nous partirons tous deux aujourd’hui pour Fontainebleau ? Tu peux bien donner une huitaine de jours à ton père et à ton enfant !… Ce bon M. de Ranval, voilà si long-temps qu’il nous presse de venir !… Nous allons lui causer une délicieuse surprise… Et puis, notre cher petit, nous le verrons à toute heure du jour… car ici je meurs d’inquiétude, maintenant qu’il est malade ! Anatole, nous reviendrons l’un et l’autre mieux portans. C’est un si poétique endroit que Fontainebleau ! Nous pourrons faire encore de ces longues promenades où nous avions tant de choses à nous dire !… On a besoin quelquefois de se retremper au sein de la nature… car dans Paris on ne respire pas !… Les idées s’y fanent comme le visage ! Moi qui aime tant le soleil, c’est à peine si j’en peux voir ici quelques rayons pâles et ternes, qui ne me réchauffent pas… Oh ! je sens qu’une semaine passée à la campagne, entre mon mari et mon