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le docteur gilbert.

momens une fleur trop chargée de rosée : et pourtant dans cette poitrine si débile battait un cœur de feu, et cette fragile enveloppe cachait une âme pleine d’énergie, de force et de résolution.

Madame de Ranval était assise dans une bergère en face d’une fenêtre, et son regard voilé de larmes demeurait constamment fixé vers le ciel, tout gris de nuages sales et floconneux, qui semblaient s’accrocher en passant aux angles des toits et des cheminées. Par intervalles, un vent sec et froid, qu’on entendait siffler dans les arbres nus et dépouillés, secouait leurs branches festonnées de givre, et dispersait dans l’air, comme autant de grains de sable, les petits oiseaux affamés, qui volaient ç àa et là en cherchant de la nourriture. Les allées du jardin, les toits des maisons voisines étaient couverts de neige ; et le soleil, entièrement caché dans un épais brouillard, ne laissait tomber qu’une lumière terne et décolorée qui disposait l’âme à la tristesse, C’était une des plus affreuses matinées d’hiver qu’il fût possible de voir à Paris.

Tandis que madame de Ranval, plongée dans une morne rêverie, suivait machinalement de l’œil la course rapide des nuages qui flouaient comme d’immenses lambeaux de crêpe noir, une femme d’environ cinquante ans, grande et maigre, à genoux devant la cheminée, soufflait le feu, et de temps à autre interrompait cette occupation pour tourner la tête vers madame de Ranval, et soupirer profondément.

Cette femme, dont la figure agréable et douce prévenait tout de suite en sa faveur, était depuis trente ans dans la famille de M. de Ranval ; elle l’avait élevé, et n’ayant jamais eu d’enfans, elle chérissait comme une mère Anatole et la femme qu’il avait épousée : aussi Anatole répondait à l’affection de cette excellente créature par une tendresse vraiment filiale et le plus sincère attachement. Mariane était considérée dans la maison d’Anatole moins comme une domestique que comme une amie, une espèce de mère. Son vieux maître, M. de Ranval, qui habitait depuis long-temps une maison de campagne dans les environs de Fontainebleau, avait laissé Mariane libre de rester avec lui ou d’accompagner Anatole dans son nouveau ménage ; et Marianne, quoique très attachée au père, avait préféré suivre le fils.

Il y avait trois ans qu’Anatole et Mathilde étaient mariés. Jeunes tous deux, l’âme pleine d’espérance et de fraîcheur, ils s’aimaient comme si Dieu les eût créés tout exprès l’un pour l’autre. Élevés ensemble, et de la même famille, ils avaient passé leur première jeunesse à Fontainebleau, chez M. de Ranval : leur amour était né pour ainsi dire en même temps qu’eux et n’avait fait que se développer avec l’âge. Anatole avait trois ans de plus que sa cousine Mathilde : étant enfant, comme un autre Paul, il grimpait aux plus hauts arbres du jardin pour aller chercher des nids d’oiseaux qu’il apportait d’un air triomphant à sa petite bien-année ; découvrait-il au milieu des feuilles une belle pêche mûre, que M. de Ranval avait déjà couvée des yeux et destinait au dessert, vite Anatole courait la cueillir pour Mathilde, au risque d’être sévèrement grondé : et les larmes de Mathilde désarmaient toujours la colère du vieillard, qui pardonnait sans peine à l’espiègle Anatole. Plusieurs fois M. de Ranval et le père de Mathilde, qu’unissait une vieille et tendre amitié, regrettèrent de n’avoir pas nommé Paul et Virginie ces deux enfans que Bernardin de Saint-Pierre eût pris pour modèle.

Le père de Mathilde avait une maison de campagne voisine de celle qui appartenait à M. de Ranval, mais il était beaucoup moins riche que son ami, et ne pouvait laisser à Mathilde qu’une fortune médiocre. Il mourut quand sa fille n’avait encore que seize ans ; mais, avant de rendre le dernier soupir, il exigea de M. de Ranval la promesse d’unir un jour Anatole et Mathilde.

Et quelques années plus tard, Anatole, mûri par de fortes études et par une éducation intelligente, n’était plus un enfant joueur et frivole, qui