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le docteur gilbert.

courait au grand soleil avec Mathilde après les beaux papillons, mais un jeune homme grave et pensif, qui n’embrassait plus qu’en tremblant sa timide et jolie cousine, et dont le cœur battait d’étrange sorte, quand son œil doux et noir rencontrait l’œil bleu de la rêveuse Mathilde.

Anatole, que son père avait toujours élevé dans des sentimens religieux, n’était pas, comme la plupart des jeunes gens de son âge, un libertin sans illusions et sans croyance : l’amour, au lieu d’étouffer dans son cœur les germes de piété qui s’y trouvaient naturellement, les avait au contraire échauffés, développés, et jamais les mauvais conseils n’avaient rien pu sur lui.

Un soir qu’avec Mathilde il contemplait, dans un grave et saint recueillement, le ciel tout parsemé d’étoiles, et qu’une brise douce et printanière soufflait dans ses cheveux, la poésie tout à coup s’éveilla dans son cœur : et les plus intimes, les plus suaves émotions s’en échappèrent en délicieuses mélodies, en vers brûlans d’inspiration.

Puis il dit à sa bien-aimée qui l’écoutait comme en extase : — « À toi, Mathilde, à toi mes premiers vers !… Tu m’as fait poète !… Tu m’as donné une lyre !… Elle ne chantera que pour toi ! »

Et il avait tenu parole : depuis cette bienheureuse soirée où il était devenu poète, chaque jour des strophes magnifiques, où résonnait le nom de Mathilde, jaillissaient de son âme exaltée ; et presque enfant encore, il avait acquis déjà une grande et solide réputation. L’amour d’Anatole pour Mathilde était pur comme un culte ; jamais il n’avait eu dans son cœur l’image ou la pensée d’une autre femme ; et lorsqu’il avait épousé à vingt-trois ans Mathilde, l’âme d’Anatole était vierge comme son corps.

Tous ces doux souvenirs de bonheur et d’amour, cette vie patriarcale et simple auprès d’un mari qu’elle adorait, ces délicieux épanchemens, ces rêveries à deux, toutes ces choses revenaient en foule à l’esprit désolé de Mathilde.

— Hélas ! pensait-elle avec douleur, comme il m’aimait !… je n’aurais pas donné ma vie pour celle des anges !… mais cet ineffable bonheur a duré deux ans à peine !… Voilà près d’un an qu’il est évanoui !… Ah ! je n’ai été la plus heureuse des créatures que pour mieux sentir aujourd’hui combien je suis à plaindre !

Et, toujours immobile devant la fenêtre, Mathilde s’abandonnait aux plus tristes réflexions, pendant que la vieille Mariane, assise à quelque distance de sa maîtresse, la contemplait douloureusement sans oser lui faire de questions.

Tout à coup madame de Ranval relève sa tête qu’elle avait laissé tomber sur sa poitrine ; elle écoute… Mariane imite le mouvement de sa maîtresse : elle prête aussi l’oreille.

Un bruit sourd et régulier, comme le pas d’un homme qui se promène en long et en large dans une chambre, se faisait entendre à travers le plafond.

Mathilde écoute toujours avec attention quelques momens encore : le bruit continuait toujours.

— Ah ! Mariane, tu l’entends ! dit Mathilde avec des sanglots dans la voix. On dirait qu’il est dans un transport de fièvre chaude !… Voilà qu’il recommence à marcher !…

— Mais huit heures viennent de sonner, madame, répondit Mariane, d’une voix tremblante qu’elle essayait d’affermir. Il n’est pas étonnant que M. Anatole soit déjà au travail : il se lève ordinairement de bonne heure.

— Ma chère Mariane, tu fais tout ce que tu peux pour me tranquilliser, et je t’en remercie, bonne fille ; mais je te répète qu’il a veillé toute la nuit !… Oui, toute la nuit j’ai entendu son pas au dessus de ma tête !… Je l’ai même entendu parler haut comme un homme qui rêve !… mais il