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Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/26

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le docteur gilbert.

femme ! elle est tombée dans mes bras ; toute pâle et sans mouvement… j’ai cru un instant qu’elle était morte !… Et quand elle eut repris connaissance, ah ! si tu avais pu voir ses larmes, son désespoir, sa colère, son amour…

— Son amour ! interrompit Anatole avec une joie sombre.

— Elle t’aime ! poursuivit Gilbert à demi-voix.

— Qui te l’a dit ?

— Ses yeux, son cœur, ses lèvres, Anatole !… Je n’en puis plus douter. Et quand elle a su ton nom, son amour est devenu de la frénésie. — Quoi ! c’est lui que j’aimais sans le savoir, s’est-elle écriée radieuse, Anatole de Ranval !… Lui ! Mon poète !… l’auteur que j’idolâtre ! — Enfin, mon cher, elle était comme folle ; elle voulait courir chez toi immédiatement ; et ce n’est qu’avec beaucoup de peine que je suis parvenu à l’en dissuader. Je lui ai dit qu’une pareille démarche de sa part te compromettrait, que tu étais marié… Aussitôt elle s’est mise à fondre en pleurs, à sangloter, à pousser des cris lamentables. Il est marié !… Ah je suis perdue ! il ne voudra pas m’aimer ! Puis, croirais-tu qu’elle s’est jetée à mes genoux, me suppliant d’avoir pitié de son amour, et de te ramener ? Tu conçois que je lui ai promis tout ce qu’elle a voulu ; je ne pouvais pas faire autrement : et depuis une quinzaine de jours, chaque fois que je parle d’elle, tu te bouches les oreilles, tu me fuis comme un pestiféré. Mais j’espère enfin que tu seras moins farouche et plus traitable aujourd’hui. Allons, réfléchis un peu, Anatole : vois ce que tu dois faire, j’en appelle à la délicatesse. Après avoir allumé dans le cœur de cette malheureuse femme un amour dévorant, inextinguible, n’auras-tu donc pour elle aucune pitié ? Seras-tu donc toujours inexorable et froid comme le superbe Hippolyte ?… Franchement, c’est un rôle qui ne te convient pas ! Anatole, je te parle en ami : sur mon honneur, tu ne peux, sans te couvrir d’un ridicule ineffaçable, laisser échapper une occasion qui ne se représentera peut-être jamais dans ta vie. Tout autre à ta place serait le plus heureux des hommes ! Être aimé de Victorine !… Oh ! je donnerais dix ans d’existence pour une seule nuit de volupté dans ses bras !… Anatole, il faut te décider !… Elle t’aime, mais elle est fière… si tu hésites plus long-temps, elle est perdue pour toi.

Anatole marchait d’un air agité dans le salon ; des mois inarticulés s’élançaient de ses lèvres, sa poitrine était soulevée par les battemens de son cœur, et le sang bourdonnait dans ses tempes avec une violence extraordinaire.

— Allons, viens, dit Gilbert en lui prenant le bras, je vais te mener chez Victorine.

— Non, murmure Anatole en faisant un pas en arrière, je ne serai pas un infâme ! je saurai bien étouffer cet amour adultère qui brûle mes sens !… Non, lâche-moi, je ne veux pas te suivre !…

— Il faut que tu viennes, Anatole !

— Fuis, fuis ! ne me tente pas ! Jamais, jamais je ne retournerai dans cette maison, où pour mon malheur tu m’as conduit !

— Aussi n’est-ce point là que je veux te conduire, Anatole, dit Gilbert en remuant la tête avec un mélange de flegme et d’ironie : sois tranquille, tu n’auras absolument que la cour à traverser : Victorine demeure ici… dans la même maison que toi.

Anatole jeta un cri.

— Se pourrait-il ?… Quoi ! Victorine…

— Occupe depuis quelques jours l’appartement qui est en face de celui-ci. Sa chambre à coucher se trouve justement vis-à-vis ton cabinet.

— Plus de doute ! interrompit Anatole d’une voix sourde ; ah ! c’est elle que j’ai vue tout à l’heure !

— Dans l’appartement de M. de Ronzoff ?

— Oui !…