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le docteur gilbert.

ses bras affectueusement : tu aimes Victorine… et tu n’oses pas m’ouvrir ton âme, à moi, ton plus ancien, ton plus fidèle ami !…

Anatole, épuisé d’émotion, se laissa tomber sur un fauteuil ; il demeura quelques momens taciturne et rêveur, puis, tendant la main à Gilbert avec tendresse, il lui dit d’une voix émue :

— Oui, tu as droit à ma confiance !… tu es mon meilleur ami, et je vais le parler franchement. J’ai peur que cette femme ne me devienne fatale !…

— Ainsi tu l’aimes ?… demanda le docteur avec un éclair de joie dans le regard.

— Ce n’est pas encore de l’amour peut-être, Gilbert !… mais il faut que je m’éloigne !… il faut, si tu es vraiment mon ami, que tu ne prononces jamais son nom devant moi !

— Soit, mon cher, répartit le médecin d’un air indifférent ; mais tu me permettras au moins de te dire, en qualité de vieil ami, que tu es un original, un vrai sauvage, et que tu n’es pas un modèle de galanterie avec les femmes qui veulent bien te montrer quelques préférences. Comment ! après avoir été si bien reçu par Victorine Dubreuil, après lui avoir fait la cour, ou, si tu aimes mieux, un cours de morale, qu’elle écoutait, l’adorable femme, avec une patience angélique, voilà que tout à coup sans raison, sans prétexte, tu disparais de chez elle pour ne plus revenir. Passe encore, si tu avais été dans la situation critique de Joseph chez madame Putiphar ; mais tu n’avais rien à craindre de pareil… Victorine n’aime que les gens de bonne volonté. Mais parlons sérieusement, Anatole, Victorine est une femme pleine de noblesse et d’élévation dans les sentimens, malgré sa conduite un peu légère ; et ton brusque abandon l’a bien douloureusement affectée. Elle méritait plus d’égards, Anatole ! Quoi ! depuis trois mois tu n’as pas été la voir ? pas la moindre visite, pas une carte, rien ! Que veux-tu qu’elle pense de toi ?… elle ne peut comprendre un si étrange procédé. La pauvre Victorine, si tu savais comme elle est à plaindre, tu aurais certainement pitié d’elle… À chaque instant elle parle de toi ; elle est d’une tristesse à fendre le cœur, Anatole !… car enfin tu lui plaisais ! c’est une âme si impressionnable, si aimante !… elle t’avait pris en affection. Oh ! c’est mal, c’est mal ! Puisque tu voulais cesser de la voir, tu devrais au moins lui dire adieu, colorer ta fuite d’une excuse… enfin, tu lui devais une dernière visite de convenance, de politesse.

— Ah ! que dis-tu, Gilbert ? toi qui me connais, peux-tu croire qu’il me soit possible de rester calme et froid, cérémonieux, à côté d’une femme aussi belle, aussi pleine de séductions ?… Rien que de la voir, sais-tu qu’un nuage passe sur mes yeux, que mon corps tremble, que mes genoux plient ?… et si par hasard je viens à toucher sa robe, sais-tu que mon cœur bondit à briser mes côtes ?… Gilbert, n’est-ce point là un commencement d’amour ? et quand peut-être il en est encore temps, ne dois-je pas fuir ?… Elle au moins ne m’aime pas !… Je ne suis à ses yeux qu’un étranger, une personne indifférente… elle ne sait pas seulement mon nom.

— Elle le sait, Anatole.

— Quoi ! Gilbert tu lui aurais appris…

— Tout ! continua le docteur d’un air calme et grave. Ne m’en veuille pas, Anatole : longtemps j’ai gardé ton secret ; j’ai résisté long-temps à toutes ses questions, j’ai déjoué toutes ses ruses de femme ; il y a trois semaines encore, elle ignorait ton véritable nom. Mais enfin ne le voyant plus revenir, sûre d’être abandonnée, elle m’a fait de sanglans reproches ; elle m’a dit avec amertume que je t’avais sans doute écarté de chez elle par jalousie !… Et puis elle a voulu savoir absolument ta demeure, disant qu’elle allait t’écrire, te rappeler… Alors seulement elle a vu que je la trompais et qu’elle ne connaissait pas même ton nom !… Pauvre