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le docteur gilbert.

n’a pas dormi un instant, j’en suis sûre, puisqu’il n’a pas cessé de marcher !…

— Ah ! madame, quelle nuit effroyable vous avez dû passer ! dit Mariane en secouant tristement la tête.

— Oh ! oui, Mariane, effroyable !… j’étais assaillie de mille inquiétudes ! je n’ai pas fermé l’œil un moment. J’avais le frisson.

— Et pourquoi ne m’avez-vous pas appelée, ma chère maîtresse ? J’aurais bassiné votre lit. Je vous aurais donné quelque chose à boire.

— Non, ma bonne fille, répondit Mathilde, en lui pressant une main avec affection, je ne voulais pas t’éveiller !… à ton âge on a besoin de repos ! D’ailleurs, tes soins ne m’auraient pas été bien utiles. C’est de l’âme principalement que je souffrais !

— Eh bien ! madame, je vous aurais tenu compagnie ! nous aurions causé !… Car c’est une chose si désolante que de passer une longue nuit sans dormir… et toute seule !

— J’ai été plusieurs fois au moment de me lever, Mariane, pour aller voir si Anatole était malade !… mais je n’ai pas osé !… Il m’aurait dit que j’étais cruelle de le troubler ainsi au milieu de ses travaux ! Oui, Mariane, il m’aurait dit avec un soupir : « Mathilde, je composais et tu m’as fait perdre le fil de mes idées !… Folle ! pourquoi toujours t’inquiéter ? tu vois bien que je ne suis pas malade !… mais je le deviendrai si je ne puis travailler à mon aise et tranquille ! » Voilà, Mariane, ce qu’il n’aurait pas manqué de me dire avec douceur toutefois, avec tendresse ; mais au fond de l’âme je lui aurais fait de la peine ; car tu sais que depuis quelque temps Anatole est bien changé pour moi ? ce n’est plus le même homme !… et son caractère autrefois si égal et si doux s’altère chaque jour presque autant que son visage… Mais toi, sa vieille bonne, toi qui l’as élevé, tes prières ont encore sur lui quelque pouvoir… Va, monte à sa chambre, et tâche de savoir s’il n’est pas indisposé !…

Depuis huit mois environ que madame de Ranval était accouchée d’un fils, dont la naissance avait pensé lui coûter la vie, Anatole et Mathilde ne couchaient plus dans la même chambre et faisaient, comme on dit, lit à part.

— Va, ma chère Mariane, continua madame de Ranval d’un air suppliant, il te recevra bien, toi, j’en suis sûre ! car il t’aime !…

— J’irai, madame, si vous l’exigez, répondit Mariane d’un ton résigné et triste ; mais je ne vous cache pas que cette démarche me coûte. Ma présence va contrarier Anatole, et je crois déjà entendre, en signe d’impatience, ce léger claquement de langue qui est habituel à monsieur, lorsqu’on le dérange au milieu de ses occupations littéraires !… Ce bon maître ! c’est bien le meilleur et le plus doux des hommes ; mais vous savez qu’il n’est plus le même quand il travaille ; alors un rien l’importune et l’aigrit !… Hier encore, madame, quand vous m’avez envoyé l’avertir pour dîner, il s’est presque mis en colère.

— Va, Mariane, va, te dis-je… tu trouveras bien quelque prétexte pour entrer dans son cabinet : fais comme si tu avais cru l’entendre sonner. Ah ! j’y pense, Mariane, les journaux sont probablement arrivés, apporte-les à Anatole. Mais, je t’en prie, ne dis pas que je t’envoie.

— Soyez tranquille, madame, dit Mariane. Puis elle sortit du salon, en poussant un profond soupir.

Quand Mathilde fut seule, elle retomba dans ses pensées mélancoliques, et ses joues furent de nouveau inondées de larmes : puis tout à coup elle devint plus pâle, et, sentant des frissons glacés dans tous ses membres, elle se leva languissamment de sa bergère et alla s’asseoir près de la cheminée. Elle approcha de la flamme ses mains, tremblantes de froid : et, pour soulager son esprit torturé de chagrins et d’inquiétudes, elle tâcha de perdre un instant la mémoire, mais elle ne put oublier ; et ces mots :