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le docteur gilbert.

leureusement, pourquoi donc m’avez-vous abandonnée ?… Moi qui vous aimais comme une sœur !… ah ! cent fois plus encore !… Oui, vous êtes mon seul ami !… le seul véritable !… le seul homme en qui j’aie confiance, et qui ne me donne pas de conseils intéressés !…

— Moi, Victorine !… avoir d’autres pensées que votre bonheur !… s’écria Anatole en la serrant contre sa poitrine avec une profonde émotion.

Tout à coup la sonnette retentit bruyamment. Anatole éprouve un frisson involontaire, et ses bras, qui pressaient la jeune femme, retombent comme paralysés.

— C’est le docteur Gilbert qui revient, dit Victorine d’une voix molle et caressante ; mais soudain elle tressaille… une pâleur mortelle se répand sur ses joues…

— C’est lui ! murmure-t-elle.

Cependant elle doute encore ; elle prête l’oreille avec une attention pleine d’épouvante : un grand bruit se fait entendre dans un salon voisin, puis une voix forte et menaçante, une voix qu’elle ne peut méconnaître…

— Grand Dieu ! madame, comme vous pâlissez ! dit Anatole en la soutenant dans ses bras ; qu’avez-vous ?…

— Oh ! monsieur, je vous en supplie, dit Victorine frappée de terreur, ne vous montrez pas !… cachez-vous dans ce cabinet !…

— Pourquoi, madame ?

— Si l’on vous voit, je suis perdue ! reprit Victorine en joignant les mains, je ne m’explique pas !… Vous saurez tout plus tard !…

Aussitôt le bruit redouble, et la voix crie d’un accent terrible, en s’approchant :

— Que diantre ! qu’est-ce que tout cela signifie ?… Les apprêts d’un bal ?… Ah ! ah ! ah ! c’est, pardieu ! ce que nous allons voir !

— Permettez-moi de me retirer, madame, dit Anatole en saluant Victorine et en faisant quelques pas vers la porte.

— Non, il vous verrait sortir… Un moment… je vous en conjure !… Donnez-moi le temps de le congédier !

Et courant à lui, pâle et tremblante, elle le ramène vers le cabinet dont elle ouvre la porte, et la referme brusquement sur Anatole, étourdi, stupéfié.


IX.


Victorine sentit son courage l’abandonner quand la porte du salon s’ouvrit et qu’elle vit paraître M. Villemont tout rouge de colère, et les yeux sortant de la tête. Néanmoins, elle affecta un air de calme et d’indifférence que démentaient la pâleur de son visage et le mouvement de sa poitrine agitée.

M. Villemont était un homme d’une soixantaine d’années, gros, court, haut en couleur ; il avait un ventre qui s’avançait d’une prodigieuse manière, et sa perruque fauve lui cachait presque entièrement le front. Son habit bleu, à boutons de métal, et dont les pans garnis d’énormes poches lui descendaient presque aux talons, était d’une ampleur extraordinaire et lui flottait sur les épaules comme un manteau : M. Villemont n’aimait pas à être serré dans ses vêtemens. Il était receveur général, et par conséquent fort riche ; aussi, bien qu’il ne fût pas un Adonis, trouvait-il peu de cruelles parmi toutes ces Vénus de médiocre vertu, dont l’espèce est si nombreuse à Paris, et qui vivent plus ou moins somptueusement du revenu de leur beauté.

M. Villemont, depuis une vingtaine d’année qu’il était veuf et receveur général, avait toujours eu des maîtresses qui l’adoraient à tant par