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le docteur gilbert.

penses ne me fissent retomber dans les désordres de ma première jeunesse, il a voulu m’assurer une existence heureuse et indépendante, au moyen d’une rente annuelle assez considérable qu’il me paie lui-même… Mais, en changeant de vie, il fallait aussi changer de nom… car le mien, je dois vous le dire, ma mère avant moi l’avait déshonoré, monsieur !… Et, sur le point de recommencer une vie nouvelle, je voulais perdre jusqu’au souvenir du passé !

— S’il était vrai ! pensa Anatole qui sentit venir des larmes au bord de ses paupières.

— Ah ! monsieur Anatole ! s’écria Victorine en lui pressant une main dans les siennes, que ne vous dois-je pas ?… c’est vous qui avez fait ce miracle !… c’est vous qui m’avez remise dans la bonne voie !… vous qui m’avez rendu l’estime du monde et l’estime de moi-même !… Oh ! comment vous exprimer avec des paroles tout ce qu’il y a pour vous, dans mon cœur, d’affection et de reconnaissance !… C’est maintenant, monsieur, que je vois combien j’étais coupable, et combien le vice est affreux !… Je sens que j’étais née pour une vie simple et calme, pour être une bonne mère de famille !… Mais, hélas ! vous savez ce que c’est que l’empire des mauvais exemples sur une pauvre jeune fille, crédule et sans expérience !… À ma place peut-être bien des femmes, qui sont bonnes et vertueuses, auraient succombé comme moi… Allez, monsieur Anatole, je n’ai jamais aimé le vice et les plaisirs coupables d’une vie mondaine et dissipée… bien souvent j’ai versé des larmes amères en voyant l’abjection profonde où j’étais descendue !… Mais je me croyais trop avant plongée dans le gouffre, pour en pouvoir jamais sortir !… je désespérais de moi !… et vous ne m’avez pas abandonnée, vous êtes venu a mon secours… vous m’avez tendu la main !

— Pauvre et chère Victorine !… interrompit Anatole avec attendrissement, que je suis heureux de vous entendre parler ainsi… Oh ! non, jamais je n’ai désespéré de vous !… car vous avez l’âme belle comme le visage !… c’est un pur diamant que le souffle empesté du monde n’a jamais pu ternir !… J’ai compris que vous étiez égarée, mais que votre cœur n’était pas corrompu !… Hélas ! c’est votre mère, plutôt que vous, qui me semblait coupable. Éblouissante de beauté, de grâces et de charmes… environnée partout de perfides adorateurs qui vous prodiguaient la flatterie et le mensonge, qui vous empoisonnaient de leurs fétides conseils, de leurs épouvantables maximes, il aurait fallu, pauvre femme, être plus qu’un ange pour ne pas succomber !… Les anges eux-mêmes ne sont pas toujours restés purs ! Mais, dites-moi, Victorine, à peine échappée au torrent, pourquoi l’affronter encore ?… pourquoi marcher sur une pente glissante et rapide qui peut vous entraîner ?… Dites, au lieu de fuir ce monde cruel et pervers, qui a si lâchement abusé de vous, crédule jeune fille… pourquoi le rechercher au contraire, et l’attirer dans vos salons ?… Est-ce que vous ne craignez pas de redevenir sa proie ?…

— Non, répliqua Victorine, avec un sourire amer et dédaigneux, ce monde ne me fait plus peur, car je le méprise !… et je hais tous les hommes, tous !… excepté peut-être un seul !…

Et cette exclamation fut accompagnée d’un regard tendre et brûlant qui fit soudain bondir le cœur d’Anatole, dont les joues se colorèrent d’une vive rougeur.

— Mais je dois vous parler franchement, continua Victorine avec une inflexion de voix passionnée, c’est à cause de vous que je donne ce bal, monsieur Anatole… Il me fallait bien un prétexte pour vous ramener chez moi !…

— Se peut-il ?… murmura confusément Anatole avec une joie mêlée de terreur.

— Je n’avais que ce moyen-là, monsieur Anatole !… car je ne pouvais pas me résoudre à ne plus vous voir !… Mais dites, poursuivit-elle cha-